Introduction

Avec la réforme du bac et la mise au programme d’œuvres sur le plan national pour le bac de français, nous avons assisté ces dernières années à une mise en avant d’auteurs, mais aussi d’autrices, trop peu étudiés jusqu’alors. Jean-Luc Lagarce, Olympe de Gouges et Colette sont de ceux-là. Répondant à l’injonction portée par un certain nombre d’essayistes et de collectifs de mettre en lumière des noms invisibilisés jusqu’ici, le choix de Colette au bac de français peut d’abord sembler audacieux, voire risqué. Que vaudrait l’œuvre de Colette au-delà de sa réputation de danseuse et de mondaine sulfureuse ?

Une telle opinion est en réalité un effet de l’invisibilisation de son œuvre. Comme l’écrit Julien Marsay dans La Revanche des autrices : « l’écrivaine est trop souvent résumée aux Claudine, au Blé en herbe et à ses chats, or la dette que la littérature lui doit est bien plus grande : si elle n’a pas inventé le terme autofiction, elle compte parmi les premières plumes à avoir créé ce genre littéraire, par sa façon singulière de mettre en scène sa personne dans ses ʺfictionsʺ » (Julien Marsay, La Revanche des autrices : Enquête sur l’invisibilisation des femmes en littérature, Paris, Payot & Rivages, 2022 p. 198). Ce n’est donc pas par-delà sa biographie mais par-delà la « célébration du monde » que ses textes nous incitent à lire l’œuvre de Colette, sur un plan générique et pas seulement thématique.

Penser le genre littéraire : le portrait d’inspiration biographique

Le portrait que dresse Colette de sa famille dans Sido est bien sûr aimanté par la figure tutélaire, et écrasante, de la mère. Elle rejoint en cela l’entreprise de Romain Gary dans La Promesse de l’aube et d’Albert Cohen dans Le Livre de ma mère, mais aussi de Marcel Pagnol dans Le Château de ma mère ou de certains passages de La Recherche de Marcel Proust. Matriciel, le portrait maternel ouvre à un renouvellement générique : le récit ne peut en être ni tout à fait faux ni tout à fait vrai. Il se situe dans l’indétermination d’un souvenir qui ne peut être fidèle qu’à lui-même, car qui se passe de référent.

Les spécialistes de son œuvre soulignent en effet à quel point le portrait qu’elle dresse de sa mère est éloigné de celle qu’elle fut vraiment. Ainsi que le note Alain Brunet : « Nous ne serons pas assez cruel pour mettre en parallèle Sido, l’héroïne de ces souvenirs, et Sidonie Colette, née Landoy, femme de chair et de sang […]. Les Lettres à sa fille de Sido (édition Des femmes, 1984) […] laissent deviner une personnalité différente de celle que nous découvrons ici. Nous ne dresserons pas le portrait de Madame Colette mère tel qu’il nous est apparu au cours de différentes recherches. Contentons-nous de relever dans le présent texte les éléments qui permettent de nuancer l’admiration que dit lui porter sa fille. » (Alain Brunet, « Avant-propos » dans Colette, Sido suivi des Vrilles de la vigne, Paris, Livre de poche, « Biblio », 2004, p. 9). C’est une mère idéalisée, pour ne pas dire une mère idéale, qui est montrée dans le miroir que lui tend sa fille ; car c’est l’image qu’en reflète son regard d’enfant, dont la restitution constitue la force de Sido.

Ce qui compte, ce n’est donc pas que le récit du passé reflète la réalité dans sa matérialité mais qu’il restitue les nuances émotionnelles du souvenir. Le rapport à la référentialité du texte de Colette est ainsi à interroger pour bien en comprendre le genre littéraire. La lecture comparée d’extraits du roman d’inspiration autobiographique de Romain Gary et de Le Livre de ma mère d’Albert Cohen peut permettre aux élèves de saisir cet écart entre témoignage et récit romanesque : il ne s’agit pas pour l’auteur de raconter les événements comme des faits mais d’immiscer le lecteur et la lectrice dans l’interprétation et la réception de ces événements.

Cela autorise l’auteur à déformer la réalité : la fin admirable de La Promesse de l’aube est factice, puisque ce n’est pas la mère de Romain Gary qui lui a écrit des lettres pour qu’il reçoive de ses nouvelles si elle mourait avant son retour du front, mais bien Romain Gary lui-même qui a écrit ces lettres à sa mère pour le cas où il mourrait sur le champ de bataille. Concernant Colette, cela l’autorise à donner de sa mère une image de femme curieuse, ouverte et tolérante, quand elle était en réalité autoritaire, pleine de « sentences excommunicatoires » (Ibid., p. 9), et profondément jalouse. En ce sens, les personnalités réelles des mères des deux écrivains pourraient être rapprochées, tout autant que la manière dont leurs enfants en ont réécrit l’histoire.

La démarche de Colette dans Sido est en ce sens différente de celle de la série des Claudine, qui cherchait déjà à livrer des souvenirs d’enfance. Dans les Claudine, Colette Willy expose une enfance retravaillée, passée au crible des modes littéraires de l’époque, volontiers provocatrice et transgressive. Sido, de son côté, penche du côté de l’éloge maternel ; le choix du surnom de la mère comme titre, alors que l’ouvrage comporte également le portrait du père comme des frères et de la sœur, nécessite également d’être commenté. Selon Alain Brunet, c’est le reflet du fait que la personnalité maternelle éclipsait toutes les autres. Mais l’importance donnée à la mère par elle-même est aussi celle que lui donne le regard de sa fille et celui de son mari : certaines des plus belles pages de Sido sont celles du portrait du beau-père de Colette, le « Capitaine », fou amoureux de sa femme jusqu’à son dernier souffle. L’écriture du portrait masculin se fait là aussi de manière déformée, non pas suivant la déformation de l’œil de l’autrice mais selon celui du propre regard du personnage sur lui-même.

Derrière l’apparente simplicité du genre littéraire de Sido se cache donc une multiplicité de points de vue et un rapport entre réalité et représentation perpétuellement mouvant. Souvenirs d’enfance, série de portraits, roman d’inspiration autobiographique, autofiction… Le genre de Sido est en réalité unique, et c’est ce qui en fait son profond intérêt littéraire.

La « célébration du monde » d’une experte du style

Sidonie Gabrielle Colette, femme de lettres française (1873-1954) © BIS / Ph. P. Vals – Coll. Archives Larbor

Ce pour quoi Colette était connue en son temps était certes pour son mode de vie, mais aussi, selon  les critiques éclairés, pour son style littéraire. Si les journalistes complimentent Colette à la sortie de Sido, en 1930, c’est pour la qualité d’écriture d’une œuvre dont le genre n’est pas subversif. L’affaire est différente avec Les Vrilles de la vigne, recueil d’articles paru en 1908, au moment le plus tumultueux de sa vie. L’ouvrage connaît tout de suite le succès ; Apollinaire en salue la liberté et les critiques s’accordent sur sa nouveauté et son charme.

C’est là que l’étude de son œuvre en cours prend tout son sens : les textes de Colette invitent à des analyses stylistiques serrées car elles relèvent presque de la poésie en prose. En témoigne ce passage :

« Dimanche. Train de plaisir. Il pleut, mais ça n’empêche rien. Une famille parisienne s’aventure, sous la brume fine que vaporise le ciel jusqu’au près de ma villa solitaire. La mer est haute, paresseuse et plate, couleur de fer-blanc. » (« En marge d’une page blanche », I , Les Vrilles de la vigne).

La succession de phrases courtes, dont la taille augmente pour les trois premières et diminue légèrement pour la dernière, installe une musique qui berce son lecteur et qui évoque la poésie : « Dimanche. Train de plaisir » pourrait être un hémistiche d’alexandrin, « Il pleut, mais ça n’empêche rien » mis à la ligne pour devenir une poésie en vers libre. On peut ainsi inviter les élèves à se saisir d’un passage d’un des articles des Vrilles de la vigne et les faire transformer la prose en poésie en vers libres :

« Dimanche. Train de plaisir.

Il pleut, mais ça n’empêche rien.

Une famille parisienne s’aventure,

sous la brume fine que vaporise le ciel

jusqu’au près de ma villa solitaire.

La mer est haute, paresseuse et plate,

couleur de fer-blanc. »

Des analyses plus ciblées peuvent être menées sur des phrases isolées. Ainsi de l’incipit de « Belles-de-jour » : « La guêpe mangeait la gelée de groseilles de la tarte. » Cette fois, c’est l’assonance en « j » et en « g », en « è » et en « é » qui fait naître la musique de la phrase. Cette harmonie se dévoile également à l’œil, avec la répétition de la lettre « g » qui revient comme une scansion à chaque mot important : « guêpe », « mangeait », « gelée », « groseilles ». Par ses consonnes dures, la phrase a enfin des allures de virelangue : répétée, elle devient un jeu de sonorités pures, conformément à la fonction poétique du langage.

C’est donc en tant que styliste qu’il faut lire Colette, tant des êtres que des animaux et de la nature. Son rapport charnel au monde et à la vie se manifeste jusque dans son amour des mots, de leurs sens comme de leurs sons.

Conclusion : De Colette à Ernaux

Par son écriture du souvenir, Colette nous évoque une femme de lettres récemment nobelisée, Annie Ernaux. L’autrice de La Place a elle aussi redéfinit les marges de la représentation et de la référentialité dans ses ouvrages, se saisissant d’un matériau social pour le porter à la dignité littéraire. Faire lire aux élèves un extrait du portrait du père de La Place et du portrait du Capitaine de Sido donne ainsi tout son sens aux écritures respectives des deux femmes : car le choix d’une écriture blanche chez Ernaux, justifié dans La Place même par la pudeur à laquelle l’exhorte son milieu, et celui d’un style chaud et charmeur de la part de Colette deviennent alors manifestes. Armés de cette analyse précise du texte lui-même et de ces références intertextuelles, nos élèves pourront alors apprécier pleinement ce qui fait d’un texte une œuvre littéraire, sur le plan du genre comme sur le plan du style. Et c’est bien là tout le travail de mise en lumière et de réhabilitation d’autrices invisibilisées : dire leur nom ; lire leur œuvre ; apprécier avec expertise leur talent.

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