Introduction
L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut de l’abbé Prévost est un des premiers exemples du roman sensible. Mais une caractérisation d’histoire littéraire ne suffit pas à faire comprendre une œuvre à des élèves, et encore moins à la leur faire apprécier.
Car il se pose un sérieux problème à la lecture de ce texte : si l’on prend au sérieux son intrigue amoureuse, on se rend compte que le narrateur livre son récit aveuglé par un parti-pris, celui de la culpabilité nécessaire de Manon. Que l’ouvrage ait été rebaptisé au fil des siècles « Manon Lescaut » en lieu et place de « Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut » n’est pas anodin. En une époque où les lecteurs et lectrices livrent leurs impressions de lecture sur les réseaux sociaux et sur les plateformes de streaming, le portrait à charge du personnage féminin n’est plus reçu avec naïveté. Au contraire, il conduit à interroger l’œuvre et, par-delà, les fonctions de la littérature. Comment, à ce tournant de la réception littéraire, aborder avec des élèves un texte susceptible de faire polémique ? En se saisissant du problème plutôt qu’en le masquant, il est possible de faire accéder les jeunes générations à de réelles réflexions sur les relations entre les genres et leur histoire. Mais pour cela, il convient d’abord d’en passer par une contextualisation historique et sociale.
Contextualiser pour saisir les enjeux du « plaisir du romanesque »
On réduit souvent le personnage de Manon Lescaut à celui d’une femme fatale, ou plus simplement à une « femme séductrice ». Telle est en tout cas la présentation qui en est faite par la ressource de l’Éducation Nationale « Eduscol » pour l’Histoire des arts : « La femme séductrice, ses représentations sur la scène de l’Opéra #ManonLescaut » (Compte Eduscol HDA, tweet du 3 octobre 2022, consulté le 6 décembre 2022). Montesquieu en disait déjà : « Je ne suis pas étonné que ce roman, dont le héros est un fripon et l’héroïne une catin, […] plaise » (Montesquieu, Pensées). Le roman au programme du bac porterait-il ainsi sur… une prostituée ? Et qu’est au juste des Grieux, dans ce cas ? Est-il son client, son maquereau ou son dupe ?
Or force est de convenir que le rapport de Manon à la prostitution n’est pas clair et que le terme de « courtisane » ou de « catin » que l’on trouve pour la qualifier sous la plume de Montesquieu ou des pédagogues de l’Éducation Nationale recouvrent une réalité qu’il est impératif de contextualiser. Pour ce faire, une ressource homologuée, elle aussi par le programme officiel du bac de français, peut être mobilisée. Elle n’est autre que la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges.
C’est en effet au miroir de ce deuxième texte que se révèle le mieux la misère de la condition féminine au XVIIIe siècle : mariage arrangé, enfant naturel non reconnu, absence d’autorité parentale pour la mère, impossibilité du divorce, absence d’accès à l’héritage sans l’accord du mari… Que ce soit dans la société d’Ancien Régime ou suite à la Révolution française, la femme est mineure et n’a aucun droit, pas plus juridique que politique. Le mariage n’est dans ce cadre qu’une prostitution légale où la femme doit remplir son devoir conjugal : le viol conjugal n’existe évidemment pas en 1731, année de publication de l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Il n’est après tout entré comme répréhensible pénalement dans la Convention du Conseil de l’Europe qu’en 2014.
Selon Olympe de Gouges, dans son « Postambule » à la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, la courtisanerie est même un état d’esprit nécessaire à la survie féminine sous l’Ancien Régime. Selon l’autrice, ce régime de relations hommes-femmes est même érigé en norme sociale : « Sous l’Ancien Régime, tout était vicieux, tout était coupable ; […] une femme n’avait besoin que d’être belle ou aimable ; quand elle possédait ces deux avantages, elle voyait cent fortunes à ses pieds. Si elle n’en profitait pas, elle avait un caractère bizarre, ou une philosophie peu commune, qui la portait aux mépris des richesses ; alors elle n’était plus considérée que comme une mauvaise tête ; la plus indécente se faisait respecter avec de l’or ; le commerce des femmes était une espèce d’industrie reçue dans la première classe […] ». Le comportement de Manon devient plus clair à la lecture de ces lignes de la contemporaine de l’abbé Prévost : la destinée féminine, sous l’Ancien Régime, est d’être épouse ou courtisane. C’est d’ailleurs ce que le chevalier des Grieux rétorque à son père lorsque celui-ci refuse de sauver Manon de la prison : les plus grands nobles du royaume n’ont-ils pas de tout temps entretenu des maîtresses ?
Car c’est là une clé de l’intrigue, que l’on oublie souvent et qui explique beaucoup des péripéties qui s’y livrent : des Grieux et Manon ne sont pas mariés. Ou plutôt : ils songent à se marier lorsqu’ils fuient ensemble de Rouen mais ils renoncent à ce projet après avoir consommé leur relation. C’est que des Grieux redoute de perdre la rente que lui accorde son père s’il lui déclare vouloir épouser Manon. Pourquoi cela ? Souvenons-nous que Manon est envoyée au couvent par ses parents au moment où elle rencontre des Grieux. Or, envoyer une de ses filles au couvent est une bonne façon de se débarrasser d’une jeune fille pour laquelle on n’a pas de dot : telle est notamment la leçon de la Religieuse de Diderot. Le risque est donc grand que le père de des Grieux refuse cette union pour un fils dont il attend beaucoup et qu’il destine à faire partie de l’Ordre de Malte. De son côté, Manon, « fille perdue » selon Sade, est en effet déshonorée après avoir perdu sa virginité avec des Grieux. N’étant plus vierge, elle ne peut plus se marier ; répudiée par sa famille dont elle n’a pas exécuté le vœu de conversion religieuse, elle n’a plus de protecteur. Quelle voie lui reste-t-il dans ce XVIIIe siècle, où la femme doit vivre sous le patronage de son père ou de son mari, sinon celui de la prostitution ?
Le destin de Manon est donc bien celui d’une femme du XVIIIe siècle livrée aux caprices des hommes : caprice adolescent du jeune des Grieux, inconséquent, qui ne réfléchit pas à l’effet de son emportement sensuel sur l’avenir de celle qu’il aime ; caprice social et aristocratique de son père qui refuse leur union ; caprice moral de l’entourage de des Grieux, au premier rang duquel Tiberge qui n’a de cesse de séparer les deux amoureux et de salir la réputation de Manon aux yeux de des Grieux. Ce n’est pas par malice ou par vice que Manon en vient à vendre ses charmes, mais par nécessité. Comprise ainsi, sa situation s’éloigne du motif habituel de la femme « séductrice » et « fatale » : et il ne pourra être que profitable aux élèves de relever les épisodes où Manon est dite se prostituer pour les faire se rendre compte qu’ils sont soit déformés par la jalousie de des Grieux, soit poussés et encouragés par lui, soit causés indirectement par la situation sans issue où il a lui-même mis la jeune fille.
Repenser la focalisation : point de vue confisqué, point de vue restitué
Une fois la contextualisation faite, c’est une tout autre histoire qui se lit dans l’Histoire du chevalier car un constat s’impose : la focalisation est essentielle dans ce récit ; plus qu’orienter l’intrigue, elle la gauchit ; ce faisant, elle occulte au lecteur et à la lectrice une partie de l’histoire. La narration des mésaventures des deux jeunes gens est en effet faite par un seul point de vue : celui de des Grieux. C’est lui qui livre son témoignage, lequel prend des accents de confession éplorée, pour ne pas dire larmoyante. À longueur de récit, des Grieux revient sur son malheur, son impuissance et sa situation de victime. Victime, des Grieux entend l’être : victime du hasard, de la fortune, de la femme (fatale), des préjugés… Drôle de confession que celle-ci, où la culpabilité est moins soulignée que la soumission aux passions ! Tel est pourtant bien le programme de cet aveu : « Je suis sûr qu’en me condamnant, vous ne pourrez pas vous empêcher de me plaindre » (Abbé Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, « Première partie », Paris, Garnier Flammarion, 1967, p. 38).
C’est donc d’un récit à la première personne du singulier qu’il s’agit. Ce choix de la focalisation interne appelle dès lors à la prudence : est-ce parce que des Grieux parle qu’il a raison ? En quoi son point de vue sur ce qu’il a vécu est-il le plus juste, le plus lucide, et le plus objectif ?
L’abbé Prévost est en effet beaucoup moins généreux envers des Grieux que le personnage ne l’est sur lui-même : « J’ai à peindre un jeune aveugle, qui refuse d’être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; qui, avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère, par choix, une vie obscure et vagabonde, à tous les avantages de la fortune et de la nature » (Op. cit., « Avis de l’auteur », p. 29). L’abbé Prévost indique clairement que les mésaventures du chevalier ont pour seul responsable et coupable le chevalier lui-même : il ne s’agit en aucun cas d’accuser la jeune Manon, qui se révèle bien plus victime des préjugés masculins et de son époque que maline et manipulatrice, comme on le croit trop souvent.
Des Grieux ne passe-t-il pas son temps, de son propre aveu, à manipuler l’opinion de ses amis pour leur extorquer une aide (souvent financière) au cours de sa chute ? Protégé lors de sa détention par un abbé, il se fait porter pâle pour pouvoir l’attirer dans un piège et en profiter pour s’évader : « j’affectai un ton plaintif pour lui faire comprendre que je ne me sentais pas bien ». Pour y parvenir, il le menace avec un pistolet ; l’abbé résiste, des Grieux tire : « Je ne marchandai point ; je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine. Voilà de quoi vous êtes cause, mon Père, dis-je assez fièrement à mon guide » (Op. cit., « Première partie », p. 200-20). Face à la récurrence et à la violence d’un tel procédé, il est plus que naturel de se demander dans quelle mesure le dispositif narratif mis en place dans le roman n’encourage pas aussi une distorsion, voire une confiscation, de point de vue. Dans cette hypothèse, il peut être intéressant de proposer en exercice aux élèves de réécrire certains passages du livre du point de vue de Manon. L’exemple d’Annie Leclerc écrivant L’Amour selon Mme de Rénal pour raconter le Rouge et le Noir en focalisation interne et alternative peut être cité, voire étudié. C’est aussi à travers un tel exercice que tous les bénéfices de la contextualisation historique préalable pourront être tirés… Et que l’Histoire du chevalier… devient réellement celle, avant toute chose, de Manon Lescaut.
Conclusion : Manon Lescaut, un « personnage en marge » ?
Le parcours de lecture associé à la lecture de l’œuvre de l’abbé Prévost associe les « plaisirs du romanesque » avec les « personnages en marge ». Mais de quels personnages parle-t-on ?
Nous l’avons vu, celui de Manon Lescaut, présenté par la critique comme une « fille perdue » et une fille de joie, est plus complexe que la figure de la femme fatale, dépravée, avatar d’une Ève tentatrice, à laquelle on la réduit souvent. Des Grieux, au contraire, est présenté par l’abbé Prévost lui-même, comme par son ami Tiberge, son frère ou encore son père, comme un jeune homme attiré par les milieux interlopes, adoptant une « morale de l’ambiguïté » (nous reprenons la formule (sans sa définition) de Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, 1947) car présentant un « caractère ambigu » (Abbé Prévost, Histoire…, « Avis… », p. 30). Il est là, le lexique de la marge, de l’à-côté, de l’en-dehors : le personnage marginal du roman le plus célèbre de l’abbé Prévost n’est pas celui de Manon mais celui du chevalier. Jeune homme prompt à s’apitoyer sur son sort, secoué par des accès de violence, se rendant coupable de dettes, de fraude, d’escroquerie et de meurtre, le chevalier des Grieux condamne la jeune Manon au déshonneur avec d’autant plus d’impassibilité qu’il est lui-même appelé à être sauvé par son père ou, dans le pire des cas, par la mort de son père. Il en est après tout l’héritier. L’impunité de des Grieux est totale ; la condamnation de Manon est, quant à elle, aussi unanime qu’injuste.
Permettre à des jeunes gens d’aujourd’hui de s’approprier une telle œuvre, qui retrace l’itinéraire de personnages de leur âge, ne peut être que bénéfique : les autoriser à en parler avec leurs mots, leurs impressions, leurs émotions est également le gage d’un bel échange pédagogique. Nul doute que le choix de ce roman en ouvrage à présenter en deuxième partie d’oral de bac pourra se révéler judicieux et probant, tant l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut se révèle, pour qui veut bien le voir, une œuvre ouverte, riche et plurielle.
Bravo pour cette analyse