Depuis la réforme du lycée, la littérature d’idées est le seul des quatre objets d’études en filière technologique sur lequel porte l’exercice de contraction de texte et d’essai, à l’écrit des épreuves anticipées de français. Il est donc naturel d’aborder cet objet d’étude dans une perspective plus large, qui ne se limite pas à l’histoire littéraire ou culturelle de l’œuvre imposée. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de n’étudier qu’une portion d’œuvre, par exemple le milieu d’un roman, sans aborder son début ni sa fin : c’est le cas pour Gargantua de Rabelais, puisque seuls les chapitres XI à XXIV sont à traiter en filière technologique1.

Le parcours associé à cette œuvre en filière technologique, « La bonne éducation », offre l’occasion de concevoir toute une séquence autour d’un problème culturel (qu’est-ce qu’une bonne ou une mauvaise éducation ? Que doit-elle inclure et exclure ? Quelle place doit-elle faire au jeu et à la discipline ?) qui intéresse au premier chef les élèves, étant donné que ce thème sera abordé à l’intérieur d’un système éducatif. Cet intitulé, parce qu’il inclut une dimension axiologique (portée par la valeur appréciative de l’adjectif bonne), est une porte d’entrée aisée pour le débat, qui est lui-même un exercice particulièrement utile pour la maîtrise de l’essai. On proposera donc ici des pistes pour une séquence autour de la notion d’éducation (problématique : quelles sont les composantes d’une bonne et d’une mauvaise éducation ?). Cette séquence comparera plusieurs programmes éducatifs pour lesquels Gargantua fournira un point de départ historique et théorique.

Contrairement à la dissertation sur œuvre, l’essai ne peut pas se limiter au texte du programme et doit élargir ses exemples jusqu’à l’époque contemporaine. Il est donc bon, avant même d’aborder Gargantua, de commencer une séquence sur la bonne éducation par un sondage des élèves, sous forme de discussion ou de questions à l’écrit : qu’est-ce que c’est que l’éducation ? Qu’est-ce qu’une bonne éducation ? Comment définir l’une et l’autre ? On pourra ainsi poser les bases conceptuelles et théoriques du parcours en partant de l’expérience personnelle des élèves. Bien que l’éducation relève autant de la construction au sein de la famille que de l’apprentissage théorique, la séquence qui suit fait le choix de se concentrer sur des programmes éducatifs liés à un précepteur, une préceptrice ou une institution scolaire.

Après cette discussion introductive, Gargantua permettra d’étudier deux modèles d’éducation scolaire opposés. Le plus simple est sans doute d’éluder les chapitres 11 à 13, ou de les survoler sur un mode plaisant comme point de départ de l’éducation : l’enfant Gargantua y apparaît comme doué d’une importante capacité de réflexion et de répartie, mais encore entièrement déterminé par le rapport au sexe et aux excréments (ce qui correspond à ce que la théorie freudienne appelle le stade anal). Comme le chapitre sur les nourrices jouant avec la verge du petit Gargantua et celui sur le torchecul sont pour le moins périlleux à travailler avec des classes de 20 à 35 adolescentes et adolescents (d’autant plus qu’ils ne sont qu’un préalable au parcours), on peut donc choisir de les laisser de côté.

Après une introduction générale sur l’éducation à la Renaissance et sur les évolutions que connaissent à cette époque le réseau scolaire et la nature des enseignements, on sera en mesure de lancer une première activité : lire en parallèle les chapitres 21-22 et les chapitres 23-24. Sous forme de listes contrastives, on dressera les activités qui remplissent la journée-type de Gargantua, selon l’éducation des sophistes (chapitres 21-22) et selon celle de Ponocrates (chapitres 23-24). La liste dressée, on pourra aussi utiliser ces chapitres pour s’exercer à la contraction de texte, en synthétisant leur contenu en classe entière ou par groupes. Le bilan sera susceptible de donner lieu à une discussion sur ces deux éducations, leurs avantages et leurs inconvénients, et faire ressortir chez Ponocrates l’importance du jeu et du plaisir pris dans l’apprentissage (on mettra d’ailleurs en rapport ce principe pédagogique humaniste avec l’essor actuel des serious games ou jeux sérieux).

Deux commentaires linéaires seront ensuite menés, accentuant le contraste entre les deux modèles éducatifs. La fin du chapitre 14 (« Comment Gargantua fut institué par un théologien en les lettres latines », par exemple à partir de « De fait l’on lui enseigna un grand docteur ») permet de travailler sur les procédés d’ironie qui dénoncent une éducation hors-sol, sans utilité pratique ni rapport au monde, et où les apprentissages prennent un temps démesuré. On pourra prolonger le commentaire d’un exercice d’appropriation : chaque élève sera invité à raconter ou décrire une mauvaise expérience éducative, en utilisant les procédés d’ironie étudiés dans le texte (ou d’autres procédés stylistiques définis préalablement).

Il est tout à fait possible de mettre ce premier commentaire en parallèle exact avec le second, qui portera alors sur un extrait des chapitres 23 ou 24. Mais on peut aussi choisir de travailler sur les effets des deux éducations, en analysant linéairement la rencontre d’Eudemon et de Gargantua au début du chapitre 15. En effet Eudemon est un autre disciple de Ponocrates : le soin apporté à son apparence et ses grandes capacités oratoires sont le résultat d’un programme éducatif que la classe a déjà analysé et listé dans les chapitres 23 et 24. En contraste, le silence et les larmes de Gargantua révèlent un des principaux défauts de l’éducation des « vieux tousseux » : l’absence de maîtrise du langage.

Ce défaut pourra faire l’objet d’une dernière activité sur Gargantua, portant sur le chapitre 19 (« La harangue de maître Janotus de Bragmardo »). On comparera ce montage absurde d’éléments de langage avec des discours actuels dont la verve rhétorique aboutit à du non-sens (les ressources en la matière ne manquent pas, des chroniques de Clément Viktorovitch aux développements d’Eddy Malou sur la conglolexicomatisation des lois du marché, un mème dont beaucoup de nos élèves se souviennent encore). L’éducation de Ponocrates pourra ainsi être définie comme profondément ancrée dans le monde, et celle des sophistes comme vide de sens, tournant sur elle-même et détachée de la réalité.

À l’issue de ces travaux sur Gargantua, on proposera éventuellement une dernière activité de transition : demander aux élèves de concevoir un programme éducatif qui leur semble idéal.

Pour nourrir les réflexions sur l’éducation et élargir les exemples dans le cadre de l’essai, on fera ensuite de l’analyse de documents récents qui confrontent plusieurs programmes éducatifs. Les films sur le sujet, là encore, ne manquent pas : À la rencontre de Forrester, Écrire pour exister, etc. (voir les listes proposées par Wikipédia2 ou par Sens Critique3), mais le récent Captain Fantastic (scénario et réalisation de Matt Ross, 2016) pourrait être très riche à traiter. Renvoyant dos à dos une éducation « révolutionnaire » proche de l’idéal platonicien (dans la nature, avec une maîtrise des fondamentaux politiques et une extrême discipline corporelle) et ordinaire (celle de l’école américaine d’aujourd’hui), le film n’offre aucune solution satisfaisante, chacun des modèles éducatifs dévoilant rapidement ses dérives. La scène centrale du dîner en famille, où les enfants du personnage principal rencontrent leurs cousins, emploie le même procédé narratif que le chapitre 15 où Eudemon et Gargantua se voient incapables de communiquer. On pourra donc débattre en classe des bienfaits et des dangers réels de chacun de ces modèles, puis proposer de réfléchir aux dérives possibles du programme éducatif idéal que les élèves ont eux-mêmes inventé. L’idée est de faire mesurer la difficulté à concevoir une « bonne » éducation, qui convienne à tous les individus et qui ne tombe ni dans le despotisme, ni dans l’inefficacité.

Mais la séquence peut aussi être prolongée par l’analyse de reportages, de documentaires ou d’articles de journaux, sur les jeux sérieux, sur une éducation impliquant un retour à la nature, sur l’éducation des filles ou des élites à travers l’histoire ou aujourd’hui dans le monde (on pensera parmi d’autres au documentaire « Les bonnes conditions » de Julie Gavras, diffusion Arte, 2017), sur des modèles scolaires alternatifs en France (voir par exemple un intéressant reportage de France 3, L’autre école ou les pédagogies alternatives pour éduquer les enfants autrement4, 2017).

En groupement de textes, à analyser en commentaire linéaire ou comme entraînement à la contraction de texte, il est intéressant de mettre en perspective à la fois Gargantua et ces différents témoignages éducatifs avec des extraits de l’Émile de Rousseau (notamment le livre III qui porte sur l’« âge de force », de 12 à 15 ans, et qui propose comme Gargantua une éducation par l’expérience, l’expérimentation et la fabrication de machines), du début de Jane Eyre de Charlotte Brontë (la vie au pensionnat sous la direction tyrannique de M. Brocklehurst), d’un extrait de Chanson douce de Leïla Slimani ou de Claudine à l’école de Colette…

Tout au long de ces études, il serait intéressant de faire constituer aux élèves une fiche par texte ou par document, sur les composantes de chaque programme éducatif (la place du jeu, du plaisir, de la discipline, de la liberté, du libre arbitre de l’élève, les différentes matières incluses, le cadre, les partis pris idéologiques, les dangers potentiels). En effet, la séquence aura pour point d’orgue un débat organisé soit par petits groupes, soit par demi-classe. Chaque groupe ou moitié de classe aura à charge de défendre un point de vue sur un sujet semblable à celui d’un essai. Il est possible de prévoir plusieurs sujets, distribués chacun à deux groupes, lesquels devront défendre deux points de vue contraires : une bonne éducation doit-elle être d’abord fondée sur la discipline ? Le plaisir est-il la garantie d’une bonne éducation ? Une bonne éducation peut-elle faire l’économie du plaisir ? Jeu et éducation sont-ils contradictoires ? Est-ce à l’élève de déterminer ce qu’est une bonne éducation ? etc. Après chaque débat, l’enseignant(e) pourra indiquer comment réorganiser les exemples convoqués dans un plan d’essai répondant à la même question. En mêlant l’expérience personnelle et les témoignages venus de reportages, de journaux ou de textes littéraires, ces débats feront donc réviser efficacement l’ensemble des exemples étudiés au cours de la séquence, et prépareront l’entraînement sur un sujet type bac qui, dans leur suite logique, refermera l’objet d’étude.

Notes

  1. Ce découpage indiqué par le bulletin officiel est d’ailleurs ambigu : selon les éditions de Gargantua publiées du vivant de l’auteur (entre 1534 et 1542), le nombre de chapitres varie (suite au dédoublement des anciens chapitres 4 et 20 dans une édition de 1542 ; voir à ce propos une mise au point très utile de Nicolas Le Cadet sur le site de RHR). On peut cependant supposer que les chapitres XI à XXIV mentionnés par le bulletin officiel sont ceux de l’édition de 1542 (exemplaire consultable sur Gallica) et que la portion à étudier va du chapitre « De l’adolescence de Gargantua » au chapitre « Comment Gargantua employait le temps quand l’air était pluvieux » compris.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cat%C3%A9gorie:Film_traitant_de_l%27%C3%A9ducation
  3. https://www.senscritique.com/liste/200_films_et_docs_sur_l_ecole_l_education_les_jeunes_la_jeun/1701748
  4. https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/emissions/enquetes-de-regions-4/autre-ecole-pedagogies-alternatives-eduquer-enfants-autrement-1222987.html

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