I. Utilité de la séance

En début de Seconde, il peut être utile de légitimer auprès des élèves la démarche du commentaire, dont ils perçoivent rarement l’utilité et dont le sens ne s’impose qu’avec le temps, quand il s’impose.

Il s’agit de leur présenter, en le racontant ou en le lisant, un récit suffisamment étrange et impressionnant pour apparaître comme une énigme appelant un nécessaire déchiffrement et de proposer des outils, notamment de contextualisation, qui rendent possible ce déchiffrement.

Ce récit est un conte de Grimm, peu reproduit parce que particulièrement violent : Le Conte du genévrier, dont nous donnons en fin d’article la traduction par Armel Guerne. (Flammarion). On y voit une belle-mère découper et cuisiner son beau-fils, avant de le servir au père de l’enfant, qui le mange avec appétit.

Nous conseillons, pour que le récit ait sa pleine puissance, pour que les répétitions et les formules soient bien perçues, de l’apprendre et de le raconter à la classe. Les réactions des élèves sont très intéressantes et on pourra lancer le questionnement à partir de celles qu’on observe.
En outre, le fait de raconter une histoire longue apparaît toujours aux élèves comme une sorte de don, d’effort particulier de la part du professeur, qui peut constituer une bonne captatio benevolentiae.

II. Déroulement

1. On commence par annoncer que l’on va raconter une histoire. On fait le récit et on prend acte des réactions : étonnement, intérêt, rejet, jugement négatif, fascination etc.

On interroge la classe sur la signification possible d’une telle histoire, signification qui semble difficile à trouver intuitivement.
C’est alors qu’apparaît la nécessité, pour la comprendre, de recourir à des éléments de commentaire.


2. La première démarche consiste à montrer aux élèves qu’ils ont déjà des connaissances leur permettant de réfléchir. On réactive leur savoir sur les contes : origine traditionnelle, formules d’ouverture, début qui fait penser à celui de Blanche-Neige, éléments surnaturels, rôle de la belle-mère, répétitions, reprise ternaire de formules et d’événements, issue heureuse. On peut aussi faire remarquer que dans Blanche-Neige aussi, il est question du meurtre d’une belle-fille par sa belle-mère.

Le fait de montrer aux élèves qu’ils ont déjà des connaissances et qu’ils ont une pratique de la réflexion sur les textes est en soi important.
Mais on indique que le recours à des analyses et à des grilles d’interprétation va permettre d’éclairer le sens du récit.


3. On propose ensuite le texte de Vladimir Propp extrait de Les Racines historiques du conte merveilleux donné ci-dessous (texte 1 : L’interprétation de l’anthropologie). On explique rapidement ce qu’est l’anthropologie, une science humaine qui interroge notamment les structures sociales, les rites et les récits.

Les élèves devront d’abord repérer dans le texte les éléments qu’ils ont vus dans le conte : mort et résurrection du garçon, dépeçage, cuisson et engloutissement du corps.
On les interroge ensuite sur la signification rituelle que donne le texte de ces éléments : initiation liée à une mort symbolique qui prend place au moment de la puberté pour permettre au jeune homme de devenir un adulte.

La mort, le démembrement, indiquent que l’initié changeait vraiment d’identité, abandonnant tout à fait l’enfant qu’il était pour devenir un autre, un homme. Les épreuves du corps dans le récit peuvent symboliquement renvoyer à la difficulté de l’apprentissage des codes, des savoirs, secrets et des techniques qui donnent le statut d’adulte.

On peut interroger les élèves sur la vision qui est ici proposée du passage à l’âge adulte : vision violente mais que certains élèves peuvent ressentir ainsi. Plus généralement, il est possible de montrer que les adolescents vivent tous un passage initiatique – études, puberté, responsabilités, choix nécessaires etc. – illustré symboliquement par des récits comme celui-ci.

On tire alors une première conclusion sur le sens du récit : il s’agit de la présentation symbolique des épreuves de l’accès à la vie adulte pour un jeune homme, donc d’un récit d’initiation masculine. On attire l’attention sur le fait que c’est la mise en contexte qui a permis d’en comprendre les enjeux.

4. On propose ensuite le texte 2 : L’interprétation de la psychanalyse.

Le texte est plus difficile et on demandera d’abord quels mythes et contes sont évoqués (Kronos dévorant ses enfants, Le Petit Chaperon rouge, Le Loup et les sept chevreaux) et ce qu’ils ont en commun : des épisodes de mort et de dévoration. On renverra les élèves à la fin du texte pour l’interprétation proposée de l’ensemble de ces récits : ils mettent en scène des pulsions destructrices attribuées à des animaux, à des dieux ou à des humains, pulsions à l’œuvre chez chacun et dont il faut triompher pour que l’humanité puisse survivre. Le conte met en images et en récit des mécanismes et des désirs qui sont ceux de tous et, le faisant, il permet qu’elles s’expriment et s’apaisent. Si cette histoire suscite des réactions fortes, c’est qu’elle parle au plus intime de chacun.


5. On conclura qu’à l’aide des connaissances acquises sur les contes et des interprétations liées à des savoirs en sciences humaines, un récit apparemment incompréhensible dans sa visée se trouve expliqué, ainsi que la fascination ou le rejet qu’il est susceptible de provoquer.

Le commentaire, l’utilisation d’outils de réflexion et d’analyse permettent donc la compréhension que la première rencontre avec le texte n’avait pas suffi à provoquer.

Texte 1 : L’interprétation de l’anthropologie

Qu’est-ce que l’initiation ? C’est une institution propre au régime tribal. Ce rite avait lieu au moment de la puberté. Par l’accomplissement de ce rite, le jeune homme était introduit dans la société tribale, dont il devenait membre à part entière, en même temps qu’il acquérait le droit de se marier. Telle était la fonction sociale du rite. Les formes en étaient diverses, et nous nous y arrêterons encore, en liaison avec le matériel du conte. Pendant le rite, le garçon était supposé mourir, et ressusciter sous la forme d’un homme nouveau. La mort et la résurrection étaient provoquées par des actions symbolisant l’engloutissement de l’enfant par un animal monstrueux qui le dévorait. Il était censé être avalé par l’animal en question et, après un séjour plus ou moins long dans l’estomac de celui-ci, être rejeté ou recraché, c’est-à-dire revenir. […]. Une autre forme de mort momentanée trouvait son expression dans le fait que le garçon était symboliquement brûlé, rôti, coupé en morceaux, puis ressuscité. Le ressuscité recevait un nom nouveau, avait la peau marquée de sceaux ou autres signes révélateurs du rite subi. Le garçon suivait un enseignement plus ou moins long et sévère. On lui apprenait les techniques de chasse, on lui transmettait des secrets de caractère religieux, un savoir historique, les règles et les normes de la vie sociale, etc. On lui enseignait la chasse et la vie en société, les danses, les chants, et tout ce qui apparaissait comme indispensable à l’existence.

Vladimir Propp, Les Racines historiques du conte merveilleux, trad. du russe par Lise Gruel-Apert, Gallimard, 1983.

Texte 2 : L’interprétation de la psychanalyse

Dans bien des contes merveilleux, des personnages d’adultes, des parents, vivent aussi aux limites de l’animalité, au sens où ils sont la proie de leurs propres pulsions. Ce ne sont pas seulement les frontières psychiques qui vacillent alors, mais celles de l’humanité et de ses lois sociales. Les enfants en payent souvent le prix. Dans le conte Ma mère m’a tué, mon père m’a mangé, la mère, belle-mère criminelle et infanticide, a réussi à rendre le père cannibale, mais ce sont les enfants qui sauveront l’ordre humain et ses lois. La petite sœur, qui a récupéré et enterré les os de son demi-frère sous l’arbre de la mère morte, permet à celui-ci de revivre sous forme d’oiseau, et de propager sa vérité à travers tout le village. L’oiseau se fait entendre ainsi de chacun jusqu’à la belle-mère elle-même, qui meurt littéralement du dévoilement de cette vérité. Ici, l’animal a partie liée avec l’enfant et les morts. Devant le risque qu’explosent les lois qui régissent les relations familiales et les liens entre générations, un animal est convoqué, l’oiseau, pas vraiment domestique mais plutôt associé dans l’imaginaire collectif à la pureté du ciel et à son élévation, comme dans les faire-part de naissance.

Rappelons-nous alors les héros mythologiques, dieux et demi-dieux, qui se livrent aux excès du cannibalisme et de l’inceste, et que la tradition écrite a peu à peu transformés. Ouranos, par exemple, dans la tradition grecque, ne voulait pas laisser ses enfants sortir de la mère, Gaia. Il fallut que son fils Kronos lui coupât les testicules pour que la séparation se fît. Mais Kronos ne sut pas non plus laisser vivre ses enfants : il les mangeait l’un après l’autre. Rhéa réussit pourtant à sauver son dernier fils, Zeus, grâce à une ruse que l’on retrouve dans les contes et particulièrement dans certaines variantes du Petit Chaperon rouge : au lieu de le livrer à Kronos, comme les enfants précédents, elle le remplaça par une pierre emmaillotée et le dévorateur fut berné…

Cela ne vous rappelle-t-il rien ? Quelque chose comme un loup berné ? Quand on sait qu’ensuite, Zeus fit rendre à son père tous les enfants mangés ! Voilà que la version Grimm du Petit Chaperon rouge revient à la mémoire, ou encore le conte Le loup et les sept chevreaux dans lequel ce que le loup a mangé doit être rendu… Et la pierre introduite dans le ventre du loup à la place des héroïnes mangées – la grand-mère et la petite fille – offre alors de nouvelles figures fantasmatiques de mères monstrueuses, louve cannibale transformée en louve porteuse de pierres…

L’animal de vérité semble ainsi venir nous dire la leçon retenue de nos anciens, ce long et douloureux apprentissage de l’humanité, raconté déjà dans des récits mythiques, et toujours prêt à disparaître derrière des pulsions humaines destructrices. Il y aurait donc une continuité entre les personnages mythologiques et les animaux des contes : porteurs des pulsions destructrices, entre autres, à partir desquelles les humains ont à faire exister des lois, mais porteurs aussi de vérité. Les humains semblent interroger leur monde et leur propre évolution à travers ces récits où s’entrecroisent des figures humaines de fiction, des animaux de fiction, des personnages hybrides mi-dieux mi-hommes, mi-hommes mi-animaux, mi-dieux mi-animaux. Comme une façon de mettre en forme narrative ce qui nous échappe de la destinée humaine, et avec quoi il faut cependant vivre.

Claude de la Genardière, « L’enfant, l’animal, le conte : voies royales de l’infantile », in Enfances & Psy, 2007/2 (n° 35).

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