En proposant l’étude du Malade imaginaire de Molière, les programmes nous invitent à insister sur le genre de la comédie-ballet dont on oublie parfois les spécificités pour ne retenir que la pièce dont elle constitue le cœur. L’angle « spectacle et comédie » permet aux élèves de découvrir une époque où le divertissement atteint son apogée sous l’impulsion politique de Richelieu, Mazarin puis surtout de Louis XIV. Le parcours de lecture proposé ici s’attache à rappeler le rôle des pièces à machines dans l’imaginaire du spectacle à l’époque de Molière.
L’influence de l’opéra
Si l’on s’accorde souvent à dire que Monteverdi a donné naissance à l’opéra avec son Orfeo en 1607, on sait aussi que l’idée de mêler la musique au théâtre n’est pas nouvelle. Dès le Moyen Âge, les miracles et les mystères exploitent des thèmes religieux en associant un jeu d’acteur à des chants et à de la musique. Mais lorsque se réunissent à Florence les artistes de la Camerata fiorentina à la fin du XVIe siècle, c’est bien l’ambition d’un spectacle total qui naît. Le mot opéra illustre bien d’ailleurs cette volonté : rappelons qu’il s’agit tout simplement du pluriel du mot opus, l’art dans lequel tous les autres arts seraient contenus. À l’origine de l’opéra, on garde certainement en tête l’extraordinaire spectacle que devait constituer le théâtre grec avec ses musiciens, son chœur, et ses acteurs masqués.
C’est grâce à Mazarin que l’opéra italien entre en France en 1646 et apporte avec lui une véritable révolution dans la manière de concevoir l’espace scénique et ce qui est représenté. Avec l’opéra, les Italiens apportent aussi en France leurs meilleurs techniciens, dont l’architecte Giacomo Torelli qui va concevoir les machines d’un espace scénique français renouvelé.
Les pièces à machines : le point d’orgue du divertissement sous Louis XIV
Bien qu’il connaisse son apogée pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, le théâtre à machines remonte aux origines mêmes du théâtre. L’expression deus ex machina désigne l’apparition d’un dieu capable de résoudre les conflits sur scène grâce à un système de bras articulé dont le spectateur n’ignore pas l’existence.
Sollicités par Mazarin, le machiniste vénitien Torelli et le maître de ballet Balbi permettent de monter en 1645 un spectacle qui mêle théâtre et musique, Finta Pazza de Strozzi et Sacrati dont la magnificence baroque est relatée dans de nombreux témoignages de spectateurs. Son extravagance naît de la profusion des décors que l’on peut changer rapidement ainsi que des ballets d’animaux mis en scène.
Vincent Voiture (1597-1648) fait l’éloge des pièces à machines dans un sonnet qu’il adresse au Cardinal de Mazarin :
Sonnet
À Monseigneur le Cardinal de Mazarin, sur la Comédie des Machines
Quelle docte Circé, quelle nouvelle Armide,
Fait paraître à nos yeux ces miracles divers,
Et depuis quand les corps par le vague des airs
Savent-ils s’élever d’un mouvement rapide ?
Où l’on voyait l’azur de la campagne humide,
Naissent des fleurs sans nombre, et des ombrages verts ;
Des globes étoilés les palais sont ouverts,
Et les gouffres profonds de l’empire liquide.
Dedans un même temps nous voyons mille lieux,
Des ports, des ponts, des tours, des jardins spacieux,
Et dans un même lieu, cent scènes différentes.
Quels honneurs te sont dus, grand et divin prélat,
Qui fais que désormais tant de faces changeantes
Sont dessus le théâtre, et non pas dans l’État ?
C’est à Giacomo Torelli que Corneille doit les décors sublimes de ce que l’on considère comme la première pièce à machines de l’histoire, Andromède, créée en 1650. On connaît ses décors somptueux par les gravures qui en ont été faites, laissant paraître un goût prononcé pour la perspective et pour les machines volantes.
PROLOGUE
Décoration du prologue
L’ouverture du théâtre présente de front aux yeux des spectateurs une vaste montagne, dont les sommets inégaux, s’élevant les uns sur les autres, portent le faîte jusque dans les nues. Le pied de cette montagne est percé à jour par une grotte profonde qui laisse voir la mer en éloignement. Les deux côtés du théâtre sont occupés par une forêt d’arbres touffus et entrelacés les uns dans les autres. Sur un des sommets de la montagne paraît Melpomène, la muse de la tragédie, et à l’opposite dans le ciel, on voit le Soleil s’avancer dans un char tout lumineux, tiré par les quatre chevaux qu’Ovide lui donne.
ACTE PREMIER
Décoration du premier acte
Cette grande masse de montagnes et ces rochers élevés les uns sur les autres qui la composaient, ayant disparu en un moment par un merveilleux artifice, laissent voir en leur place la ville capitale du royaume de Céphée, ou plutôt la place publique de cette ville. Les deux côtés et le fond du théâtre sont des palais magnifiques, tous différents de structure, mais qui gardent admirablement l’égalité et les justesses de la perspective. Après que les yeux ont eu le loisir de se satisfaire à considérer leur beauté, la reine Cassiopée paraît comme passant par cette place pour aller au temple : elle est conduite par Persée, encore inconnu, mais qui passe pour un cavalier de grand mérite qu’elle entretient des malheurs publics, attendant que le Roi la rejoigne pour aller à ce temple de compagnie.
Le texte de théâtre se voit ainsi assorti de très longues didascalies décrivant les décors et les actions des personnages ainsi que d’un « dessein », c’est-à-dire un livret, comme à l’opéra.
On remarquera que Corneille insiste particulièrement sur la dimension scopique de sa pièce. De fait, les décors qui en constituent l’essence s’appuient sur les prouesses techniques des machinistes qui permettent leur changement rapide entre les actes.
On pourra donner à lire aux élèves le texte liminaire dans lequel Corneille explique ses objectifs.
Vous trouverez cet ordre gardé dans les changements de théâtre, que chaque acte, aussi bien que le prologue, a sa décoration particulière, et du moins une machine volante, avec un concert de musique que je n’ai employée qu’à satisfaire les oreilles des spectateurs, tandis que leurs yeux sont arrêtés à voir descendre ou remonter une machine, ou s’attachent à quelque chose qui leur empêche de prêter attention à ce que pourraient dire les acteurs, comme fait le combat de Persée contre le monstre ; mais je me suis bien gardé de faire rien chanter qui fût nécessaire à l’intelligence de la pièce, parce que communément les paroles qui se chantent étant mal entendues des auditeurs, pour la confusion qu’y apporte la diversité des voix qui les prononcent ensemble, elles auraient fait une grande obscurité dans le corps de l’ouvrage, si elles avaient eu à instruire l’auditeur de quelque chose d’important. Il n’en va pas de même des machines, qui ne sont pas dans cette tragédie comme des agréments détachés ; elles en font le nœud et le dénouement, et y sont si nécessaires que vous n’en sauriez retrancher aucune que vous ne fassiez tomber tout l’édifice. J’ai été assez heureux à les inventer et à leur donner place dans la tissure de ce poème, mais aussi faut-il que j’avoue que le sieur Torelli s’est surmonté lui-même à en exécuter les desseins, et qu’il a eu des inventions admirables pour les faire agir à propos : de sorte que s’il m’est dû quelque gloire pour avoir introduit cette Vénus dans le premier acte, qui fait le nœud de cette tragédie par l’oracle ingénieux qu’elle prononce, il lui en est dû bien davantage pour l’avoir fait venir de si loin, et descendre au milieu de l’air dans cette magnifique étoile, avec tant d’art et de pompe qu’elle remplit tout le monde d’étonnement et d’admiration. Il en faut dire autant des autres que j’ai introduites, et dont il a inventé l’exécution, qui en a rendu le spectacle si merveilleux qu’il sera malaisé d’en faire un plus beau de cette nature […] Souffrez que la beauté de la représentation supplée au manque des beaux vers, que vous n’y trouverez pas en si grande quantité que dans Cinna ou dans Rodogune, parce que mon principal but ici a été de satisfaire la vue par l’éclat et la diversité du spectacle, et non pas de toucher l’esprit par la force du raisonnement, ou le cœur par la délicatesse des passions. Ce n’est pas que j’en aie fui ou négligé aucunes occasions ; mais il s’en est rencontré si peu que j’aime mieux avouer que cette pièce n’est que pour les yeux.
Corneille, Andromède, 1650.
En déplorant l’absence de « beaux vers » dans sa pièce, Corneille définit sa pièce comme un spectacle conçu « pour les yeux ». Si Corneille ne manque évidemment pas de composer de « beaux vers » dans Andromède, il affirme bien ici que la première visée d’Andromède est la recherche du spectaculaire.
On pourra proposer aux élèves d’étudier un extrait de L’Illusion comique : acte V, scène 6, Pridamant connaît enfin la vérité sur la vie de son fils par l’intervention du magicien Alcandre qui fait apparaître une troupe de comédiens derrière un rideau qui se lève. La mise en abyme, procédé baroque par excellence, exige la superposition de deux niveaux de décors dont le spectateur ignore l’existence jusqu’à la fin de la pièce.
On peut aussi imaginer d’exploiter le prologue de la pièce de Molière, Amphitryon, où Mercure se trouve dans un nuage tandis que la Nuit est tirée par des chevaux sur un char volant. Voici d’ailleurs le témoignage de Robinet qui montre combien le charme de pièces telles que celles-ci enthousiasme les spectateurs.
Lundi, chez le nonpareil Sire, / Digne d’étendre son empire/ Dessus toutes les nations, / On vit les deux Amphitryons, / Ou, si l’on veut, les deux Sosies/ Qu’on trouve dans les poésies/ De feu sieur Plaute, franc latin, / Et que, dans un français très fin, / Son digne successeur, Molière, / A travestis d’une manière/ À faire ébaudir les esprits, / Durant longtemps, de tout Paris./ Car, depuis un fort beau prologue, / Qui s’y fait par un dialogue/ De Mercure avecque la Nuit, / Jusqu’à la fin de ce déduit, / L’aimable enjouement du comique, Et les beautés de l’héroïque, / Les intrigues, les passions, / Et bref, les décorations/ Avec des machines volantes, / Plus que des astres éclatantes,/ Font un spectacle si charmant,/ Que je ne doute nullement/ Que l’on y coure en foule extrême,/ Bien par-delà la mi-carême.
Robinet, Lettre en vers à Madame, 1668.
Dans la perspective du programme qui propose d’étudier l’angle « spectacle et comédie », on pense bien sûr à quelques scènes de Dom Juan où la statue du Commandeur demande une grande inventivité technique. Il en est de même de la scène finale dans laquelle on voit Dom Juan disparaître dans les abîmes qui s’ouvrent devant lui.
Ainsi, on ne saurait ignorer l’apport des machines dans l’imaginaire des dramaturges : la manière dont l’espace scénique évolue influence nécessaire ce que les intrigues peuvent proposer.
Si les machines sont présentes dans les spectacles conçus pour Louis XIV (Gaspard Vigarani et ses fils resteront une vingtaine d’années au service du roi pour créer les décors et les machines des fêtes de Louis XIV), elles se développent aussi à la ville pour le grand public, notamment au théâtre du Marais.
Après l’incendie qui l’a détruit en 1644, le théâtre du Marais se voit reconstruit dans cette nouvelle perspective. C’est Denis Buffequin qui s’occupe des machines extraordinaires de ce théâtre. Certains dramaturges se spécialisent dans le genre des pièces à machines comme Boyer ou encore Donneau de Visé qui, dans sa pièce, Les Amours du Soleil (représentée entre 1670 et 1671), s’adresse ainsi à son lecteur :
AU LECTEUR.
Toute la France sait que l’on a vu représenter sur le Théâtre du Marais des Pièces en Machines, dont l’éclat et la magnificence ont fait quelquefois douter aux Étrangers, que des Particuliers eussent pu faire une si grande dépense. L’Andromède, La Toison d’Or, et la Sémélé, sont les trois dernières Pièces de Spectacle qui aient paru sur ce superbe Théâtre. Ce n’est pas que depuis quelques années, on n’en ait vu beaucoup dans le même Lieu, auxquelles on a donné le nom de Pièces de Machines, bien qu’elles ne le méritassent pas tout à fait. Celle des Amours du Soleil ne doit pas être mise au nombre de ces dernières, puisque jamais aucune Troupe du Marais n’a fait voir un si grand Spectacle, et que celle qui l’occupe aujourd’hui a voulu montrer qu’elle était capable de soutenir une grande dépense, et faire en même temps perdre le souvenir des dernières Pièces qu’elle a représentées, qui ne pouvaient justement être appelées Pièces de Machines, et à qui l’on a donné ce nom qu’à cause de quelques ornements qui les faisaient paraître avec plus d’éclat que les Pièces unies. Je crois que l’on ne doutera point de la grandeur du Spectacle de celle des Amours du Soleil, puisqu’il y a huit changements magnifiques sur le Théâtre d’en bas, et cinq sur celui d’en haut, et que toutes ces superbes Décorations sont accompagnées de vingt-quatre tant Vols que Machines volantes ; ce qui ne s’est jamais vu en si grande nombre dans aucune Pièce. Les Machines sont considérables par trois choses, par leur grandeur, par la surprise des Spectacles qu’elles produisent, et par l’invention étant certain qu’on n’en a jamais fait qui aient produit de pareils effets, et que l’on en voit plusieurs qui occupent toute la face du Théâtre.
Donneau de Visé, Les Amours du Soleil, 1670.
Malgré le succès remarquable des pièces à machines dans la seconde moitié du XVIIe siècle, certains, comme La Fontaine restent sceptiques :
[…]
Toi qui sais mieux qu’aucun le succès que jadis
Les Pièces de Musique eurent dedans Paris,
Que dis-tu de l’ardeur dont la Cour échauffée
Frondait en ce temps-là les grands Concerts d’Orphée2,
Les passages d’Atto, et de Leonora3,
Des Machines d’abord le surprenant spectacle
Éblouit le Bourgeois et fit crier miracle ;
Mais la seconde fois il ne s’y pressa plus :
Il aima mieux le Cid, Horace, Héraclius.
Aussi, de ces objets l’âme n’est point émue,
Et même rarement ils contentent la vue.
Quand j’entends le sifflet, je ne trouve jamais
Le changement si prompt que je me le promets.
Souvent au plus beau char, le contre-poids résiste ;
Un Dieu pend à la corde, et crie au Machiniste ;
Un reste de Forêt demeure dans la mer,
Ou la moitié du Ciel au milieu de l’Enfer. […]
Jean de la Fontaine, Épître à Monsieur de Niert, sur l’Opéra, 1677.
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les pièces à machines périclitent peu à peu. Elle reste néanmoins le témoignage d’une époque où l’on rivalise d’inventivité en matière de spectacle : l’opéra, les pièces à machines et les comédies ballets incarnent cette volonté de donner à voir tous les arts ensemble, pour le plaisir des yeux, certes, mais aussi pour incarner le prestige de la France et de sa cour royale auprès des autres cours européennes.