Les récentes sorties cinématographiques comme Ghost in the Shell, ou Blade Runner 2049, suite du film désormais culte Blade Runner (1982), perpétuent la fascination pour les robots humanoïdes, les cyborgs et autres créatures interrogeant la frontière entre l’homme et la machine. L’intérêt pour ce sujet dépasse cependant les limites du film de genre à grand spectacle : en attestent par exemple Sayônara, du japonais Kôji Fukada, ou l’exposition « Persona, étrangement humain » qui s’est tenue au musée du Quai Branly en 2016.

Voici quelques aspects de la relation homme-machine qui pourront nourrir la réflexion sur le thème des rêves scientifiques.

Mythes et contes de création

Avant de créer lui-même, l’homme se conçoit comme une créature créée par une puissance surnaturelle, Dieu ou Nature selon le cas, et cette croyance est attestée par de nombreux mythes dans différentes cultures. Nous n’évoquerons ici que la version qui figure dans l’Ancien Testament. On observe que la création de l’homme s’y déroule en deux temps : la première phase est technique, c’est le modelage dans la glaise d’une forme corporelle à l’image de Dieu ; la deuxième phase correspond au moment où Dieu insuffle la vie à ce qui ne resterait sinon qu’un objet.

Or cette création en deux temps se retrouve dans de nombreux récits qui imaginent la création d’une créature par l’homme. Tout comme l’homme est double – corps et souffle vital, âme –, l’androïde, pour être plus qu’un objet, doit être animé. Les différents récits relatent d’abord comment la forme est façonnée à partir d’un matériau (lequel peut être noble, tel le marbre par exemple, mais pas forcément), en utilisant les connaissances et savoir-faire techniques les plus développés à l’époque : sculpture, céramique, mécanique, chirurgie, électricité, informatique, biotechnologie… La phase d’animation de la créature varie en revanche. Elle échappe souvent à l’homme : une intervention divine ou magique peut être nécessaire, comme dans le cas de Galatée ou de Pinocchio. Depuis le XIXe siècle cependant, le progrès des connaissances permet aux romanciers ou aux cinéastes d’imaginer une explication « naturelle » et scientifique, ou du moins s’appliquant à passer pour telle aux yeux d’un public contemporain. Car cette explication correspond en général aux vertus magiques que le grand public prête à une propriété physique nouvellement découverte et partiellement maîtrisée – l’électricité par exemple, si l’on songe à Frankenstein ou à L’Éve future – ou à une technologie récente (l’informatique, la biotechnologie), dont on anticipe les développements futurs.

L’homme est-il lui-même une machine ?

Une première piste de réflexion se fait jour : les récits de création reflètent non seulement les connaissances techniques et scientifiques d’une époque, mais encore la façon dont l’homme lui-même conçoit son corps. Lorsque l’homme ouvre son propre corps, ce sont souvent les machines contemporaines qu’il croit voir, comme si les machines aidaient à penser l’homme !

On peut ainsi esquisser une petite chronologie des représentations.

– L’homme est un système hydraulique et pneumatique : c’est un réseau de canaux, un système d’irrigation fonctionnant sur le principe de la clepsydre ou de la pompe, qui permet au sang à travers les veines, ou au « pneuma » à travers les « nerfs », de circuler et de relier les organes moteurs au cerveau (d’Hippocrate au XVIIe siècle).

– L’homme est un mécanisme automatique : aux XVIIe et XVIIIe, avec Descartes, Vaucanson, La Mettrie, on ajoute à ces métaphores hydrauliques celles de la montre, de l’horloge, des soupapes et des ressorts – le corps est un système qui n’a besoin d’aucune force pour fonctionner. La Mettrie est conscient que la grande complexité des mécanismes biologiques ne peut s’expliquer que très difficilement avec les seules connaissances mécaniques. Cependant, il juge que le dualisme cartésien (corps et âme) est dépassé, et que la nature de l’homme est exclusivement matérielle : l’homme est une machine.

– L’homme est un système électrique : au XIXe siècle, on compare souvent les effets nerveux aux phénomènes électriques. Mary Shelley, Villiers de l’Isle-Adam imaginent ainsi animer leur créature grâce à la fée électricité.

– Aujourd’hui on aime à employer des images empruntées à l’informatique : l’ADN est évoqué comme un programme codé contenant toutes les informations nécessaires à la construction du corps entier ; le déchiffrage du génome est présenté comme le moyen de prédire l’anatomie et même la psychologie ; le cerveau est pensé comme un ordinateur…

Créer une machine à l’image de l’homme

Celui qui s’engage dans la création d’une machine a souvent pour ambition de reproduire ce qui fait le propre de l’homme : ce sera selon le cas la beauté, le mouvement et la parole, l’intelligence, l’émotion et la conscience…

Or la plupart du temps la créature est imparfaite : laideur du monstre que crée Frankenstein, stupidité de la belle Olympia dont Nathanaël tombe amoureux, sans se rendre compte qu’il s’agit d’un automate (L’Homme au sable, E. T. A. Hoffmann), alors que ses mouvements raides, ses paroles rares et répétitives la dénoncent aux yeux de tout autre, absence d’émotions et de compassion chez les « répliquants » de Blade Runner…

L’imperfection de la créature suscite le rejet si elle est trop marquée. Cependant, si elle est moindre, elle provoque également un profond malaise. On sera moins gêné face à un robot dont l’artificialité n’est pas masquée, puisqu’on l’identifiera immédiatement comme tel : on pourra même s’amuser à remarquer ses caractéristiques humaines, tout comme on se plaît à repérer chez les animaux des comportements qui nous rappellent les nôtres. Les célèbres 6PO et R2D2 de La Guerre des étoiles nous sont bien sympathiques ! En revanche, face à une machine qui nous ressemble presque en tout point, on éprouvera un sentiment d’étrangeté d’autant plus fort à remarquer les quelques traits par lesquels elle diffère de l’homme. C’est ce qu’a essayé de théoriser le roboticien Masahiro Mori dans les années 1970 sous le nom de « vallée de l’étrange ». Le terme de « vallée » désigne la zone d’inconfort, celle que génère la perception d’imperfections mineures dans l’androïde : au-delà d’un certain seuil en revanche, meilleure sera l’imitation, plus grande serait notre acceptation, selon lui.

L’androïde, objet de craintes

La théorie de Masahiro Mori ne remporte pas l’adhésion de tous. On peut en effet supposer qu’un androïde dont la différence ne serait plus perceptible suscitera d’autres angoisses.

En premier lieu, comment savoir si on a affaire à un robot ou à un homme ?

Distinguer une machine d’un homme est une question qui hante une bonne partie de la science-fiction, mais conduit aussi à essayer de redéfinir ce qui fait le propre de l’homme. Longtemps le jeu d’échecs a constitué le terrain où s’affrontaient l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle. On sait depuis la victoire de Deep Blue sur Kasparov en 1997 que la machine surpasse l’homme. Mais le type de raisonnements que requiert le jeu d’échecs, s’effectuant dans un espace fermé et symbolique, régulé et donc prévisible, n’est sans doute pas celui qui fait la spécificité de l’intelligence humaine, qui s’exerce plutôt dans la complexité des interactions sociales. Le « test de Turing » est souvent avancé quand il s’agit de répondre à la question de savoir si les machines peuvent penser : un ordinateur qui serait capable de faire croire qu’il est un homme en soutenant une conversation avec lui (par écrit et en test aveugle, bien sûr), prouverait ainsi son « humanité ». Le film de Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace, inspiré de nouvelles du romancier britannique Arthur C. Clarke, atteste de cette conception, tandis que Blade Runner, qui adapte un roman de Philip K. Dick, Do Androïds Dream of Electric Sheep?, situe le critère de distinction entre homme et androïde dans la capacité à éprouver de l’empathie et des émotions. Le test que subissent les « répliquants » est également basé sur une série de questions-réponses ; cependant on y mesure non pas le contenu verbal des réponses mais des signes physiologiques réflexes (sudation, dilatation de la pupille…), produits par des émotions spontanées, qu’une machine qui ne les éprouve pas, aussi perfectionnée soit-elle, ne peut imiter.

En outre, si le robot humanoïde imitait l’homme à la perfection, pourquoi ne le remplacerait-il pas ? Cette crainte est accrue du fait que la machine peut s’avérer plus puissante que l’être humain, et que, réparable et remplaçable elle-même à l’infini, elle est potentiellement immortelle. Comment garantir la sécurité humaine ? En inculquant aux robots une conscience morale ? Le célèbre écrivain de S. F. Isaac Asimov montre que si l’on intégrait des lois dans le programme des robots, dans le but de les empêcher d’agir contrairement aux intérêts des hommes, ce serait doter la machine non d’une morale mais d’une sorte de dispositif de sécurité, dont il se plaît, dans ses nouvelles, à révéler les failles.

Enfin, si l’on créait une machine dotée d’un sens moral, d’une capacité d’apprentissage, d’émotion et de souffrance, de la conscience d’elle-même, se poserait inévitablement la question de ses droits : ne deviendrait-elle pas une personne en cessant d’être un objet ?

L’androïde, une créature attirante

On pourra remarquer pour finir que la fascination pour l’androïde a aussi une dimension érotique. Sa perfection corporelle et sa docilité en font des objets de désir. C’est un motif récurrent : Pygmalion tombe amoureux de Galatée, Lord Ewin de l’Éve future, Nathanaël d’Olympia, quand il ne s’agit pas d’androïdes substituts de prostitué(e)s… On notera que cette convoitise conserve toujours une dimension transgressive, en particulier à l’époque romantique, où celui qui désire l’objet interdit se met au ban de la société, voire sombre dans la folie comme Nathanaël.


Bibliographie :

Pour les élèves :

  • L’Homme au sable, E. T. A Hoffmann : on peut étudier en particulier la rencontre entre Nathanaël et Olympia et le bal au cours duquel Nathanaël se ridiculise aux yeux de tous en dansant avec Olympia. La difficulté de cette nouvelle provient du fait qu’elle mêle plusieurs voix narratives. À celle du narrateur, qui se présente comme un ami du personnage principal, Nathanaël, s’ajoutent celles d’épistoliers : Nathanaël s’adressant à son ami Lothaire et lui contant en particulier l’épisode de son enfance qui a marqué sa destinée ; Clara tentant de sauver Nathanaël, son fiancé, de ses obsessions et de sa folie.
  • La Vénus anatomique, de Xavier Mauméjean : intéressante uchronie dans laquelle l’auteur imagine la création d’un androïde parfait, à laquelle concourent de célèbres savants du XVIIIe siècle. Le roman est complexe, cependant on peut sélectionner certains passages où des tests permettent d’identifier la nature de différents androïdes : depuis l’automate jusqu’à la création ultime qui passe avec succès une sorte de « test de Turing ».

Pour le professeur :

On trouve chez CNRS Éditions, dans la collection « Biblis », un petit livre faisant dialoguer G. Chapouthier et F. Kaplan, intitulé L’Homme, l’animal et la machine (2013), dont je me suis inspirée pour cette présentation. C’est un texte facile d’accès où deux spécialistes, dans leur discipline respective, vulgarisent l’état des connaissances et réflexions actuelles sur le sujet.

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