S’il est une affaire qui fit couler beaucoup d’encre journalistique autant que littéraire, c’est l’affaire Dreyfus. Elle peut être au centre d’un cours sur la presse et la littérature d’idées « dans une perspective littéraire et historique », comme le préconisent les programmes. En effet, les retentissements de l’affaire Dreyfus se lisent dans la presse récente et c’est également la presse qui a rendu l’Affaire si retentissante. Après les faits, les écrivains reviendront sur le séisme qu’elle a déclenché dans la société française et l’Affaire inspirera les romans d’Émile Zola, d’Anatole France, de Marcel Proust ou de Roger Martin du Gard.
Une affaire médiatique
La prétendue trahison du capitaine Dreyfus, visant à couvrir celle d’un homme plus haut gradé, le commandant Esterhazy, est une affaire d’espionnage qui aurait dû se régler au sein de l’armée, sans qu’elle suscite l’engouement de l’opinion publique menée par la presse. Or, dès la mise en jugement de Dreyfus en 1894, la presse anti-dreyfusarde, sous l’influence d’Édouard Drumont et du journal antisémite qu’il a créé La Libre Parole, s’insurge sur la fragilité des preuves de son innocence. L’affaire Dreyfus, sur fond d’antisémitisme, est en voie d’être médiatisée, comme on ne le dit pas encore, de façon massive. C’est encore dans la presse qu’est publié comme « un coup de théâtre » une lettre de Mathieu Dreyfus au ministre de la Guerre, dans laquelle il se montre prêt à fournir des preuves de l’innocence de son frère et de la culpabilité d’Esterhazy (Le Figaro du 16 novembre 1897).
Progressivement, il devient impossible à tout journal de ne pas se faire l’écho de l’affaire, en prenant ou non parti. De nombreux articles défendant Dreyfus ou le condamnant se suivent. Le Figaro se défend de tout parti pris et prétend apporter un regard objectif sur cette actualité polémique. La publication à la une de L’Aurore du 13 janvier 1898 de « J’accuse ! », lettre ouverte au président de la République Félix Faure, par Émile Zola, en est l’apogée. On trouvera les articles publiés par Émile Zola autour de l’affaire Dreyfus dans un volume préfacé et commenté par lui-même La Vérité en marche, 1901.
La presse en se saisissant de cette affaire en a fait L’Affaire : tout le monde parlait de Dreyfus et tout le monde se devait d’avoir une opinion. On connait le célèbre dessin de Caran d’Ache représentant un repas de famille en deux temps, avec la légende : « surtout ! ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ! » et « ils en ont parlé… ». Publié le 14 février 1898 dans Le Figaro, il témoigne bien de l’ampleur que L’Affaire avait prise dans toute la société civile.
Les caricaturistes ont, quant à eux, trouvé dans la figure de Zola qu’ils connaissaient déjà très bien, un bon sujet. On trouve, ainsi, de nombreuses caricatures critiquant à travers l’image de l’écrivain, l’intellectuel engagé. Plus rares sont les caricatures dreyfusardes. Le site « expositions de la BnF » en propose une provenant du Life du 24 février 1898, montrant combien le recul géographique permet souvent la clairvoyance.
En classe, on peut partir de ce site pour travailler la caricature qui est analysée dans les détails de chaque dessin ou proposer une recherche dans les journaux de l’époque à partir de Gallica : on y découvre l’ampleur de la couverture médiatique. On peut encore s’intéresser à la position prise par Zola et à ses conséquences pour Alfred Dreyfus et pour l’écrivain. Le dossier de la BnF consacré à l’écrivain sera une source d’informations (http://expositions.bnf.fr/zola/), ainsi que l’anthologie : J’accuse ! Émile Zola et l’affaire Dreyfus, présentée par Philippe Oriol (Librio, 1998).
Par ailleurs, la première journée du colloque « Nomadisme du monde : les voix de l’étranger » qui s’est tenue au collège de France le 23 mai 2019 était consacrée à l’affaire Dreyfus : « Entre affaire Dreyfus et naturalismes : le projet de recherches sur les lettres internationales ». Il ouvre la réflexion sur les échos internationaux de l’Affaire et de l’implication d’Émile Zola, notamment à partir de l’étude des nombreuses lettres qu’il a reçues à la suite de la publication de « J’accuse ». À ce sujet, on consultera l’article présentant le travail des chercheurs dans le journal du CNRS.
(https://lejournal.cnrs.fr/articles/affaire-dreyfus-quand-le-monde-ecrivait-a-zola)
Une lecture littéraire
L’affaire Dreyfus marquant son époque, elle apparaîtra dans les romans écrits au début du XXe siècle et brossant la société parisienne de la fin de siècle. L’issue du procès ayant été favorable à Dreyfus, ce sont essentiellement les écrivains dreyfusards qui reprendront les faits dans leurs œuvres littéraires. Un auteur comme Maurice Barrès, par exemple, engagé dans la presse antidreyfusarde, n’aborde pas directement le sujet dans son œuvre littéraire.
En classe, un groupement de textes éclairera les débats de société et complètera l’étude des articles de presse par des études plus littéraires de genres variés. Parmi les œuvres citées, il est possible de construire un parcours contenant des textes argumentatifs (Monsieur Bergeret à Paris, Jean Barois), une transposition apologique (L’Île des Pingouins) et une peinture de l’emprise de l’Affaire dans les conversations mondaines (Jean Santeuil, Le côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe). Le roman de Zola (Vérité), s’il est tout à fait abordable en extraits en classe de 2de, nous semble d’un intérêt moindre, car la transposition de l’Affaire dans le débat sur la laïcité complique la lecture. Les pages de Jean Santeuil sont aisément mises en parallèle avec un article de presse ou une caricature d’époque.
Nous proposons un parcours dans ces œuvres centré sur les pages concernées par l’affaire Dreyfus.
Marcel Proust, Jean Santeuil, Gallimard, 1952 [écrit en 1895]
(les références sont celles de Galimard, coll. Blanche, 1952).
Jean Santeuil est écrit au moment où se déroule l’affaire Dreyfus. Quand il écrit son roman, Marcel Proust ne sait donc pas comment l’affaire va se terminer. Le récit qu’il en donne est celui directement recueilli dans les salons et dans sa lecture de la presse.
La deuxième moitié de la cinquième partie (chapitres V à IX de la partie) est consacrée à l’affaire Dreyfus. Jean Santeuil et son ami Durrieux assistent aux audiences quotidiennes de la Cour de cassation pour la révision du procès de Dreyfus (II, p. 116). Les petites ambitions personnelles, l’ampleur des rumeurs prennent le pas sur la raison d’État et sur le sens de la justice humaine. Dans cette partie, nous retenons :
Au chapitre VI (« Le colonel Picquart »), p. 126-148 : un portrait exemplaire du colonel Picquart occupe le chapitre, portrait par lequel le narrateur, tout en revenant sur la personnalité de Picquart, montre son intelligence et son indépendance d’esprit. « […] au moment de former une idée, d’énoncer une réponse, de tels hommes n’ont pas devant eux les autres mais leur propre pensée » (p. 144).
Le chapitre VIII (« L’Affaire dans Le Figaro », p. 160-163) : Marcel Proust y dépeint, avec une touche d’humour, un lecteur du Figaro, ses attentes, ses réactions à la lecture des articles rapportant les audiences du procès et son… addiction à ces articles !
Le chapitre IX (« La vérité sur l’Affaire Dreyfus », p. 164-168) : située dans le salon de M. Xiron, « heureux que sa maison fût le théâtre de révélations si intéressantes », la scène montre des personnages tournant leur veste, convaincus de l’innocence de Dreyfus, mais aussi de celle d’Esterhazy ; convaincus que Picquart agit par amour de la vérité, mais qu’il a falsifié le petit bleu…
Anatole France, Monsieur Bergeret à Paris, Calmann-Levy, 1901
Quatrième volume de l’Histoire contemporaine, Monsieur Bergeret à Paris clôt la célèbre tétralogie ironique. Lucien Bergeret, universitaire qui s’ennuie en province auprès d’une épouse conventionnelle, trouve un peu de répit dans des conversations littéraires avec son libraire. La loi des coïncidences le débarrasse de sa femme et lui offre une chaire à la Sorbonne. C’est une nouvelle vie, vie rêvée, qui s’ouvre à lui, mais il arrive dans un milieu déchiré par les interventions de Zola dans l’affaire Dreyfus. Lors d’une conversation entre M. Bergeret et M. Panneton de La Barge au chapitre V, les arguments des dreyfusards et des antidreyfusards sont développés. On entend Bergeret, dreyfusard à l’instar de France, dire : « Si l’armée est atteinte dans la personne de quelques-uns de ses chefs, ce n’est point la faute de ceux qui ont demandé la justice ; c’est la faute de ceux qui l’ont si longtemps refusée ; ce n’est pas la faute de ceux qui ont exigé la lumière, c’est la faute de ceux qui l’ont dérobée obstinément avec une imbécillité démesurée et une scélératesse atroce. Et enfin, puisqu’il y a eu des crimes, le mal n’est point qu’ils soient connus, le mal est qu’ils aient été commis ». Au fil de ses rencontres, l’Affaire revient toujours au centre des conversations (« Par une inclination fatale, ils parlèrent de l’Affaire », chapitre IX). La lecture nous plonge non dans l’Affaire elle-même, mais dans ses échos dans la société, dans les débats qu’elle suscita. De nombreux extraits du roman peuvent être étudiés en vue de travailler l’argumentation dans la littérature romanesque d’idées.
Exemples de développements argumentatifs :
Chapitre V : Conversation entre Bergeret (dreyfusard) de Panneton de La Barge (antidreyfusard)
Chapitre IX : Conversation entre Bergeret et Mazure (Républicain sceptique)
Chapitre XIII : Article du Figaro sur l’Affaire lu par Bergeret
Émile Zola, Vérité, Charpentier, 1903
Vérité a été publié juste après le décès de son auteur. Troisième roman du cycle Les Quatre Évangiles après Fécondité et Travail et avant Justice qu’il n’a pas eu le temps d’écrire, Vérité est consacré à l’Instruction publique et à la laïcité. Cependant, ce combat entre l’école cléricale et l’Instruction publique est lu comme une retranscription des polémiques entourant l’affaire Dreyfus. On connaît l’implication de Zola dans la presse lors de l’Affaire, son propre procès, son exil à Londres, suite aux nombreuses menaces reçues, en attendant la révision du procès. Le roman Vérité, s’il est moins connu que la lettre, livre une dénonciation indirecte de l’affaire et est, à ce titre, intéressant à étudier au sein d’un groupement de textes argumentatifs. Dans le roman, Simon, instituteur laïc, est accusé du meurtre de son petit-neveu. Simon est juif et les preuves contre lui, d’abord minces, deviennent de plus en plus nombreuses et accablantes. Son ami et collègue Marc Froment essaie de faire surgir la vérité contre le pouvoir d’un clergé local accusateur. Derrière Simon, c’est l’école laïque et l’instruction publique qui sont attaquées. Les circonstances diffèrent, mais le schéma d’accusation, de falsification des preuves, de mise en place de l’affaire Simon et de lutte pour la vérité reprend celui du déroulement des événements de l’affaire Dreyfus.
On peut isoler un extrait du livre IV, chapitre 1 sur l’importance de la vérité.
Anatole France, L’Île des Pingouins, Calmann-Levy, 1908
L’Île des Pingouins est un roman satirique qui propose de revisiter l’histoire de France, désigne parodiquement par le pays de Pingouinie. On a pu comparer L’Île des Pingouins à La Ferme des animaux d’Orwell, mais pour Anatole France, il s’agit plus de revisiter l’histoire de France que de se projeter dans une dystopie. Seul le dernier chapitre du livre VIII (intitulé « Les temps futurs : l’histoire sans fin » : 20 pages, découpées en 4 parties) offre une vision futuriste (et assez misogyne) d’une ville capitaliste minée par l’industrialisation et l’anarchie qui sombre, mais renait de ses cendres pour, on le comprend, reproduire les mêmes erreurs et sombrer à son tour…
Le roman est divisé en huit livres. C’est au livre VI (« Les Temps modernes : l’affaire des quatre-vingt mille bottes de foin », 50 pages) qu’Anatole France développe le récit parodique et satirique de l’affaire Dreyfus. Il s’agit ici de l’affaire Pyrot. Le premier chapitre expose sur un mode très ironique la manière dont Pyrot, qui a le tort d’être Juif, est accusé sans preuve par Greatauk d’avoir volé quatre-vingt mille bottes de foin. Les preuves manquant, on en fabrique à l’excès et l’affaire Pyrot suit l’affaire Dreyfus. Dans le dernier chapitre du livre VI (« Chapitre XI : conclusion »), on peut lire une analyse amère de l’inutilité de l’affaire qui, bien qu’ayant bouleversé la société, n’a pas permis de la rendre plus juste. Le penseur Bidault-Coquille (alias Zola) qui, le premier, avait rétabli la vérité, songe et prend conscience du travail de Sisyphe de l’écrivain qui éclaire le monde.
Roger Martin du Gard, Jean Barois, Gallimard, 1913
Grand roman dialogué dreyfusard, Jean Barois est célèbre pour ses innovations stylistiques. En effet, Martin du Gard rédige son roman sous forme de dialogue théâtral en y insérant des descriptions du cadre et des personnages. Si la forme romanesque n’a pas eu de succession, elle a l’avantage de la clarté. Quand un personnage dreyfusard se confronte à un interlocuteur antidreyfusard, on suit nettement la progression de chaque argumentation. L’auteur donne une analyse documentée et juste de l’affaire Dreyfus et de ses ramifications dans la société. On pourra y trouver des extraits brossant un portrait de la société de l’époque et analysant les différentes prises de position et l’influence qu’elles ont sur les faits. La deuxième partie du roman nous intéresse particulièrement, car le roman dépasse l’affaire Dreyfus et traite des doutes de l’engagement religieux dans la France contemporaine (la première partie raconte la libération de Jean Barois d’une petite bourgeoisie chrétienne et provinciale ; la deuxième partie le montre confronté, alors qu’il participe au journal Le Semeur, aux engagements politiques et idéologiques qui accompagnent l’affaire Dreyfus et la troisième s’organise autour du retour du religieux ancré en lui, aux déceptions politiques et générationnelles).
Le deuxième chapitre de la deuxième partie (« Le Semeur ») est consacré, en partie, au rappel des faits de l’affaire Dreyfus, notamment à la falsification des preuves. Jean Barois, qui doute dans un premier temps, contraint Woldsmuth, son interlocuteur, à multiplier les détails et à lire des extraits du mémoire de Bernard Lazare visant à casser le procès de Dreyfus.
Le chapitre « La tourmente » est consacré à la publication de « J’accuse ! » et au poids qu’elle aura sur le gouvernement. Des journalistes y discutent de la réception politique de l’article de Zola et du procès qui suivra contre l’écrivain. Puis, le procès Zola est observé par Jean Barois qui y assiste.
Marcel Proust, Le Côté de Guermantes I, Gallimard, 1920
(les références sont celles de La Pléiade, vol. II).
L’affaire Dreyfus apparaît dans La Recherche dans Le Côté de Guermantes et n’en sortira plus. Elle est au cœur des conversations et recompose le paysage social. Ainsi, la lecture d’extraits de La Recherche nous offre un panorama de l’opinion de la société parisienne sur l’affaire Dreyfus.
L’armée : lors de sa visite à Saint Loup, à la caserne de Doncières, le narrateur a l’occasion d’échanger avec les élèves officiers de l’armée. Il voit son ami, isolé parmi les antidreyfusards qui dominent en nombre, trouver des avis plus modérés au sein de l’armée, comme celui du commandant Duroc (II-407).
La famille de Marcel : le père est un antidreyfusard affiché, le fils et narrateur est dreyfusard, la grand-mère fait mine de ne pas s’intéresser à l’affaire et la mère est perdue entre son devoir d’épouse, son admiration pour son fils et l’obligation, impensable, de se faire une libre opinion (II-450).
Le théâtre : Rachel s’effondre au nom de Dreyfus déporté à l’île au Diable (II-462).
Le salon de Mme de Villeparisis : Mme de Villeparisis se tient éloignée de l’Affaire, mais se rapproche d’Albert Bloch, juif et dreyfusard, qui débute une carrière de dramaturge (II-487). Elle l’incitera à converser avec l’ancien ambassadeur, M. de Norpois : Bloch ramènera alors la conversation sur l’affaire Dreyfus afin de comprendre si M. de Norpois est ou n’est pas dreyfusard. Bloch évoque les audiences du procès de Zola auxquelles il a pu assister, la grandeur des deux lieutenants-colonels Henry et Picquart et ce qui les oppose. M. de Norpois raconte l’impression forte que la déclaration de Picquart lui a laissée, puis celle, si sincère, de l’archiviste Gribelin. Et Bloch ne peut comprendre l’opinion de son interlocuteur. L’ensemble du salon se met à parler de l’Affaire et Mme de Guermantes rappelle que chacun doit tenir son rang : « Quand on s’appelle le marquis de Saint-Loup, on n’est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise ! » Bloch se trouve vite isolé parmi des antidreyfusards convaincus ou des mondains de mauvaise foi qui évitent de parler de l’affaire Dreyfus. Alors qu’il insiste, Mme de Villeparisis le congédie indirectement par son dédain (II-530-545).
Les Swann : Mme Swann, dont le mari est Juif et dreyfusard, l’enjoint à ne pas trop parler de l’innocence de Dreyfus en sa présence et, dès qu’il n’est pas là, elle affiche son nationalisme et se lie avec la bonne société féminine antisémite (II-549).
Les maîtres d’hôtel : le maître d’hôtel du narrateur, dreyfusard, et celui des Guermantes, antidreyfusard (II-592) inversent leur discours par rapport à leurs idées pour ne pas perdre la face dans le cas où le procès tournerait dans le sens qu’ils n’espèrent pas. La scène tourne à l’absurde et on lit, en sous-main, une critique de l’ampleur que l’Affaire a prise dans les conversations, au point de ne plus rien signifier, mais d’embrouiller les relations sociales.
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe II, Gallimard, 1921-22
(les références sont celles de Bouquins, vol. II).
Chapitre I : l’Affaire constitue la toile de fonds des conversations et des silences des personnages.
Charles Swann : l’Affaire est « le centre de ses préoccupations » (p. 574) et Swann est « ouvertement dreyfusard », ce qui déplait fortement au duc de Guermantes. En effet, comment peut-on être dreyfusard et fréquenter le salon de Mme de Guermantes ? C’est ce scandale que le duc de Guermantes explique au narrateur et à Froberville. Dans ce dialogue, le lecteur comprend bien que ce qui importe n’est pas la culpabilité ou l’innocence de Dreyfus, mais le maintien des apparences. Swann, accueilli dans les sphères mondaines, bien que juif, était censé se conformer à l’opinion de ce milieu (p. 558-560). En soutenant Dreyfus, Swann rompt et commet un acte antipatriotique. En effet, être dreyfusard, cela impliquait une certaine remise en cause de l’armée. Or, nombre de dreyfusards, anciens engagés dans la guerre de 1870 et fiers de l’armée française, n’étaient pas prêts à aller jusque-là, donc pas prêts à admettre non seulement une erreur de l’armée (ce qui, somme toute, serait pardonnable), mais aussi une démarche du ministère des armées volontairement illégale de falsification de preuves et la détention d’un homme qu’elle sait innocent. C’est ce qui explique que Robert de Saint-Loup, militaire, s’éloigne des discussions concernant l’Affaire et regrette d’avoir pris parti (p. 574).
Le prince de Guermantes a raconté à Swann comment et pourquoi il est devenu dreyfusard. Ce récit, rapporté discrètement par Swann au narrateur et interrompu à plusieurs reprises par des importuns, met le lecteur face aux contradictions mondaines et aux résonances de l’affaire Dreyfus dans la société. En outre, il est mené avec humour par un Swann qui se délecte de la situation. Le prince espère la révision du procès, au point de commander des messes pour Dreyfus et sa famille ! L’influence de la presse y est montrée par la lecture que font, en catimini, le prince et également la princesse de Guermantes, de journaux dreyfusards, Le Siècle et L’Aurore. Le prince et la princesse de Guermantes se révèlent donc être dreyfusards, mais des dreyfusards muets qui ne peuvent avouer des opinions qui ne cadrent pas avec leur place sociale (p. 580-585).
Le salon bourgeois des Verdurin est le « centre actif d’une longue crise politique arrivée à son maximum d’intensité : le dreyfusisme ». S’y réunissent les plus fervents partisans de la révision du procès Dreyfus, « Picquart, Clemenceau, Zola, Reinach et Labori » (p. 609-611).
Passionnant !