Le programme national d’œuvres pour l’enseignement du français en classe de 1re paru au Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 4 avril 2019 inscrivait notamment sous l’objet d’étude intitulé « La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle » les livres I à IV des Contemplations de Victor Hugo, à la fois pour les classes de 1re générale et pour les classes de 1re technologique. Le programme concernant cet objet d’étude demeure inchangé pour l’année scolaire 2020-2021.

            Or, même avec l’amputation prescrite des deux derniers livres du recueil, l’ampleur de ce massif poétique peut décourager les élèves peu habitués à fréquenter les ouvrages de poésie. Sa complexité, liée en partie à une savante composition qui joue d’une structure qui ordonne le « mixte indécidable de fiction et d’autobiographie1 » constitutif du lyrisme pour lui donner valeur et sens d’une part, et du tissage de registres poétiques divers (bucolique, élégiaque et métaphysique entre autres2) d’autre part, peut décontenancer également les élèves. Le défi de faire lire et étudier cet ensemble, déjà ambitieux en ce qui concerne bien des élèves de 1re générale, s’avère relever de la gageure lorsqu’on se voit confronté à de nombreux élèves de 1re technologique.

            Voilà donc une de ces situations d’enseignement qui exigent de mettre en œuvre des stratégies didactiques diagonales, afin de contourner les difficultés d’approche d’un livre qui risquent de donner lieu, en classe, à la passivité indifférente de la plupart des élèves, réduits à suivre un cours sur une œuvre qu’ils n’ont pas lue, au mieux, et, au pire, à une réaction de rejet qui masque mal un complexe devant une incapacité à appréhender des textes jugés « trop longs » et « trop durs ».

            Nous proposons donc des pistes envisageables pour aborder Les Contemplations de façon indirecte, par la bande, dessinée en l’occurrence : en effet, le médium que constitue la bande dessinée, qui par essence combine deux systèmes sémiotiques (le texte et l’image), permet souvent, parce qu’il met en branle des stratégies de lecture mieux maîtrisées par la plupart des élèves que celles nécessaires à la lecture des grands textes littéraires, de faciliter l’accès au texte et à son contexte, de désamorcer des obstacles lexicaux ou plus largement linguistiques ou stylistiques, et de guider visuellement l’imaginaire des élèves quand ils tâchent de se représenter mentalement les éléments et les situations évoquées par le poète.

            La démarche que nous proposons ici, dont la dimension ludique ne doit pas oblitérer l’activité de recherche documentaire et d’analyse attendue des élèves, est conçue comme un temps de découverte à l’orée d’une séquence plus traditionnelle où les commentaires linéaires et l’étude approfondie du recueil reprendront leur place. Les ressources du C.D.I. de l’établissement peuvent bien entendu être exploitées si elles recèlent tel ou tel album de bande dessinée évoqué ci-après ; néanmoins, parce qu’il est impensable qu’un C.D.I. dispose d’un nombre d’exemplaires suffisant de chaque album pour que chaque élève puisse en disposer, nous présentons des documents aisément accessibles sur Internet (les activités pouvant se faire par conséquent aussi bien au C.D.I. qu’en salle informatique), dont certains seront reproduits au cours du présent article. Le professeur pourra également décider d’imprimer et de distribuer les documents qu’il veut faire étudier.

Mener l’enquête sur Hugo… à travers les bandes dessinées

            On concevra d’abord une séance de deux heures pour que les élèves se familiarisent avec des éléments de la vie de Victor Hugo utiles à la compréhension du recueil comme avec quelques éléments de contextualisation historique et littéraire succincts.

            On peut dans un premier temps demander aux élèves de lire des planches de la bande dessinée biographique Victor Hugo (2018) de Jean-Michel Coblence et Sara Quod, parue dans la collection « Les classiques en BD » chez Casterman. Destinée aux jeunes lecteurs, cette bande dessinée présente de manière simple et efficace la biographie de l’auteur et ses principales œuvres. Sur le site Internet des éditions Casterman, on peut feuilleter gratuitement les premières pages à l’adresse suivante :

https://www.casterman.com/Jeunesse/Catalogue/tout-en-bd-les-classiques-en-bd/victor-hugo [consulté le 13 juin 2020]. On demandera aux élèves de lire en feuilletage les pages 3 à 11, consacrées à la vie du poète de 1802 à 1828, pour produire un document répondant à la consigne suivante :

  • Dans un tableau à trois colonnes, résumez chronologiquement les éléments principaux de la jeunesse de Victor Hugo : la première colonne rappellera les faits politiques de son époque, la deuxième signalera les éléments de sa vie privée et familiale, la dernière mettra en évidence les faits liés à sa vocation et à sa carrière d’écrivain débutant.

Ce travail achevé, on pourra ensuite explorer avec les élèves des éléments biographiques plus en prise avec Les Contemplations, c’est-à-dire situés un peu plus tard dans sa vie, à partir de 1843 et jusqu’en 1856, année de publication du recueil. Pour cela, on se reportera au site personnel du dessinateur de l’album Victor Hugo – Aux frontières de l’exil (2013, éditions Daniel Maghen), Laurent Paturaud, qui a travaillé sur un scénario d’Esther Gil qui mêle Histoire et fiction. Laurent Paturaud offre en effet sur son site l’accès à une « galerie » avec des « recherches graphiques » sur des portraits de personnages.

On les trouvera à l’adresse suivante : http://www.paturaud.com/galerie_victor_hugo_second_empire.htm [consulté le 13 juin 2020]. Quelques questions peuvent guider la recherche :

  1. Lesquels, parmi ces personnages historiques dessinés, connaissez-vous déjà ? Quelles sont leurs relations avec Victor Hugo ?
  2. Faites des recherches documentaires sur les personnes que vous ne connaissez pas ; vous préciserez en particulier quelle était la nature de leurs relations avec Victor Hugo.

On invitera ensuite les élèves, sur la même page du site de Laurent Paturaud, à lire les cinq planches extraites de l’album, dont elles forment le début. On pourra demander aux élèves de rechercher quelques éléments en lien direct avec Les Contemplations :

  1. Rappelez les raisons de l’exil de Victor Hugo à Jersey.
  2. Qu’est-ce que le spiritisme ? Pour quelles raisons Victor Hugo a-t-il participé à des séances de spiritisme ? Quelle est la raison de la présence, sur la planche 4, d’Auguste Vacquerie ?

On profitera de ces recherches pour faire une brève mise au point sur la biographie de Victor Hugo, en insistant bien entendu sur la mort de Léopoldine Hugo et de Charles Vacquerie, sur l’exil de Hugo dans les îles anglo-normandes et sur les « tables tournantes » auxquelles Mme de Girardin a initié Hugo. En guise de conclusion, on pourra distribuer la planche suivante, extraite de Mes Hommes de lettres (2008) de Catherine Meurisse, en demandant aux élèves comment l’importance de Hugo dans l’histoire littéraire est mise en évidence.

Analyser un poème… à travers sa mise en bande dessinée

            On peut estimer judicieux d’entrer dans le texte même des Contemplations par le poème sans conteste le plus célèbre du recueil3, et qui offre le double avantage d’être assez transparent et d’être explicitement lié au vécu du poète que les recherches viennent de rappeler : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne ». Nous proposons une séance de deux heures pour installer certaines stratégies de lecture de la poésie hugolienne à partir de ce court poème, dont le professeur pourra ensuite approfondir l’étude dans la perspective des épreuves orales du bac s’il le souhaite.

            Après avoir lu une première fois le poème à voix haute, le professeur orientera les élèves vers certaines des nombreuses transpositions en bandes dessinées de ce texte, accessibles sur Internet.

            Il est probable que beaucoup d’élèves attendent une « adaptation » en bande dessinée d’un texte littéraire sous la forme d’une transposition « fidèle » ; bien que la question naïve de la « fidélité » au texte source soit désormais considérée comme bien dépassée par les théoriciens4, c’est en ces termes que les lycéens envisagent a priori le problème de la « transtextualité5» ou de la « transécriture6». Dans cette perspective, on peut commencer par étudier la mise en bande dessinée du poème proposée par le dessinateur Wiko (alias Nicolas Gengembre) en 2002, et intégralement disponible à l’adresse suivante : http://ecolechataigniers.cattenieres.pagesperso-orange.fr/poesies/vhugo/HugoBD.htm .

            La transposition est on ne peut plus traditionnelle, ou « fidèle », et les élèves n’auront aucun mal à remarquer les éléments suivants :

  • le choix du noir et blanc, qui correspond à la tonalité élégiaque et au thème funèbre du poème ;
  • l’adéquation entre les douze alexandrins et les douze cases longues de la bande dessinée ;
  • la récurrence d’une vignette représentant le visage de Léopoldine, dont seule la dernière occurrence révèle qu’il s’agit d’un médaillon sculpté sur la tombe : cette sorte d’épiphore visuelle scande la séparation entre les strophes du poème, visuellement marquée également à l’aide d’une fine ligne noire ;
  • le respect scrupuleux des indices temporels du poèmes, par le jeu de la lumière (soleil qui se lève dans la première case, ombres qui s’allongent à la onzième case, obscurité de l’avant-dernière case) ;
  • le respect des indices spatiaux du poème (paysages de campagne, de forêt, de montagne…) ;
  • la transposition des verbes de mouvement par le déplacement du personnage (le décor change), sa posture (le corps en marche, penché vers l’avant) et l’accessoire du bâton de marche ;
  • la transposition des tournures négatives, qui disent le repli du poète sur lui-même, par le chapeau à bords larges qui l’isole de ce qui l’entoure, son regard fixe et triste de la huitième case où il semble ignorer la femme et le chien derrière lui, l’emploi de gros plans, etc.

Le langage visuel est parfaitement maîtrisé : les images associent portée symbolique (par exemple, la plongée de la onzième case suggère l’écrasement du personnage endeuillé) et réalisme (les décors, les vêtements, la tombe même évoquent bien le XIXe siècle). Beaucoup d’élèves jugeront sans doute la transposition réussie (et elle l’est, dans une certaine mesure), mais on les invitera à prendre du recul face à une telle « fidélité » un peu servile.

On s’interrogera en outre sur la distance imposée par cette transposition, qui, en choisissant de donner au personnage endeuillé les traits de Hugo, individualise fortement le personnage et fait en partie obstacle à l’identification du lecteur à la situation de deuil évoquée, alors qu’elle est au contraire favorisée dans le poème par l’emploi du JE lyrique. Hugo est certes représenté comme plus âgé qu’à l’époque où il écrit Les Contemplations, mais ce choix est sans doute motivé par la dimension iconique de certains portraits de Hugo en vieillard (tels que le portrait peint par Léon Bonnat en 1879, ou la photographie prise par Nadar en 1884). Mais la dimension biographique l’emporte malgré tout sur la dimension lyrique.

            On pourra poursuivre l’exploration du poème grâce la proposition des éditions Petit à petit dans le volume collectif Poèmes de Victor Hugo en BD paru en 2002. C’est le dessinateur Alfred (alias Lionel Papagalli) qui a transposé « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne ». On pourra faire observer dans un premier temps une double page disponible sur le site des éditions Petit à petit [En ligne :  https://www.petitapetit.fr/produit/hugo-bd/ ; consulté le 13 juin 2020] :

On pourra interroger oralement les élèves sur les choix faits par le dessinateur. Il est probable qu’ils remarquent d’abord l’absence volontaire de ressemblance entre le personnage représenté et Victor Hugo, et la relative banalité de ce personnage, aux traits peu individualisés, au costume noir qui convient au deuil mais qui pourrait tout aussi bien être un costume de ville. La discrète modernisation induite par la cigarette et le briquet est également remarquable. On peut penser que le dessinateur souhaite universaliser la situation vécue par Hugo, et il en souligne la possible actualisation dans la vie de M. Tout-le-monde, jusqu’à notre époque. Le cadrage resserré (plan poitrine) et l’absence de décor précis (un fond de ciel bleu-gris parcouru par quelques feuilles mortes balayées par le vent, suggérant l’atmosphère de tristesse automnale) mettent en valeur le texte, en dépouillant l’image.

Mais le texte est découpé de manière assez libre, irrégulièrement réparti sur les planches : la deuxième case est silencieuse, le texte est tantôt à cheval sur deux cases, tantôt inséré dans une case mais à des places variables. Les encadrés présentent en général un seul alexandrin réparti sur deux lignes, mais la cinquième case se charge de deux vers répartis sur quatre lignes, donnant un aspect plus resserré au texte. De cette façon, le dessinateur réinvente le rythme du poème, dans sa dimension narrative comme dans sa dimension métrique et strophique. Il n’est pas inintéressant de faire remarquer aux élèves quels vers, quels syntagmes ou quels mots se trouvent ainsi mis en relief (tel le vers « Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps », que le silence de la case précédente a laissé attendre), ou quels procédés d’écriture se trouvent renforcés (comme le parallélisme du vers « J’irai par la forêt, j’irai par la montagne » distribué sur deux lignes qui juxtaposent verticalement les segments répétés).

            Les éditions Petit à petit ont mis en ligne une animation de l’intégralité de cette mise en bande dessinée de « Demain, dès l’aube… » aisément accessible grâce au lien suivant, et d’une durée fort brève (1’56) : https://www.youtube.com/watch?v=kXo84WmGhTI . On demandera donc dans un second temps aux élèves de visionner l’ensemble, et d’exprimer librement leurs réactions, en prenant garde à ce que leur jugement sur cette transposition soit motivé.

            Au terme de cette séance, on pourra demander aux élèves pourquoi ce poème a été particulièrement choisi par les dessinateurs pour leur travail de transposition. Ils devraient pouvoir reconnaître les qualités qui prédisposent, si l’on peut dire, le poème à une telle réécriture : la narrativité, la brièveté, le pathétique lié à l’universalité d’une expérience (le deuil) et au renversement de sa « norme » (un père en deuil de son enfant, à rebours du cours « naturel » des générations).

Parcourir le recueil… grâce à la bande dessinée

            On pourra proposer, pour amorcer la lecture de l’ensemble des quatre premières sections du recueil, un court jeu littéraire : il s’agit de distribuer aux élèves les quelques extraits de transposition en bande dessinée ci-dessous et de leur proposer, par équipes, de retrouver le plus rapidement possible les poèmes du recueil qui en sont les textes sources.

Vignette n°1

François Walthéry, dans Spirou n°1866 du 17 janvier 1974.

Vignette n°2

Jean-Michel Coblence et Sara Quod, Victor Hugo, Tournai : Casterman, 2018, (Les Classiques en BD), p. 39.

Vignette n°3

Mado Chadebec, extrait d’une bande dessinée pour le concours du CROUS 2016. [En ligne : https://glitterandlions.tumblr.com/post/145164488113/pour-le-concours-du-crous-2016-sur-le ], consulté le 13 juin 2020.

Vignette n°4


Bernard Swysen, Victor Hugo, Rixensart : Joker éditions, 2014.

Les réponses sont les suivantes :

  • vignette 1 : « Vieille Chanson du jeune temps » (I, 19)
  • vignette 2 : « Nous allions au verger… » (II, 7)
  • vignette 3 : « Elle était déchaussée, elle était décoiffée … » (I, 21)
  • vignette 4 : « 15 février 1843 » (IV, 2).

Peut-être aura-t-on ainsi suscité la curiosité des élèves en abordant de façon ludique et imagée l’œuvre exigeante de Victor Hugo… dont les deux cases suivantes suffisent à dire le succès en leur temps… et jusqu’à aujourd’hui ! Fred Duval et Thierry Gioux, Hauteville House, tome 10 : Jack Tupper, Paris : Delcourt,


Fred Duval et Thierry Gioux, Hauteville House, tome 10 : Jack Tupper, Paris : Delcourt, 2013.

Notes

  1. Dominique Combe, Poésie et récit : une rhétorique des genres, Pari : José Corti, 1989, p. 162.
  2. Voir l’article de Claude Millet, « Séries mélodiques », communication au colloque d’agrégation des 4 et 5 novembre 2016 [En ligne : http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/Colloques%20agreg/Les%20Contemplations/Textes/Millet_S%C3%A9ries.htm ], consulté le 13 juin 2020. Nous nous permettons de renvoyer également à notre article « ʺJ’ai des pleurs à mon œil qui penseʺ (VI, 24) : l’élégie dans Les Contemplations », dans : L. Charles-Wurtz et J. Wulf, Lectures des Contemplations, Rennes : P.U.R., 2016, (Didact Français), pp. 93-112.
  3. Récemment encore, en 2015, le poème fut à nouveau popularisé par sa mise en chanson par le duo Les Frangines.
  4. On lira avec profit la mise au point proposée par Jan Baetens dans son article « Littérature et bande dessinée. Enjeux et limites », Cahiers de narratologie [En ligne], 16, 2009, https://narratologie.revues.org/974 .
  5. Terme proposé par Gérard Genette, on s’en souvient, dans Palimpsestes. La Littérature au second degré [1982], Paris, Seuil, « Points essais », 1992, p.7.
  6. Selon le mot forgé par Thierry Groensteen, éminent spécialiste de la bande dessinée, dans « Fictions sans frontière », in André Gaudreault et Thierry Groensteen (dir.), La Transécriture. Pour une théorie de l´adaptation, Nota-Bene/CNBDI, 1998, p. 9-29.

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