La présence de la littérature sur Internet est bien souvent sous-estimée par les élèves, qui ne fréquentent guère, pour la plupart, les blogs ou les sites personnels d’écrivains, pourtant nombreux. Dans le cadre du programme de français pour la classe de 2de, nous suggérons de faire découvrir aux élèves l’un des sites personnels d’écrivains les plus fréquentés, celui du poète Jean-Michel Maulpoix. Le découpage chronologique imposé au genre poétique interdit d’aborder ce site sous l’angle de la poésie, puisqu’il nous est demandé d’étudier en 2de la poésie du Moyen Âge au XVIIIe siècle, et de réserver la poésie moderne et contemporaine pour la classe de 1re. Ce n’est donc pas le fil de son œuvre poétique que nous suivrons prioritairement pour rencontrer cet auteur devenu incontournable dans le paysage lyrique contemporain ; nous proposons plutôt d’interroger sa pratique du « carnet de route », qui, pour n’être pas centrale, participe de la cohérence d’ensemble de son œuvre, comme on le verra.

            Il nous semble en particulier qu’il y a là l’occasion de terminer de manière particulièrement passionnante un travail sur les genres du récit et du carnet de voyage qu’on aura pu mener à travers les riches propositions du manuel Passeurs de textes 2de paru en 2019 (pp. 48-67). Jean-Michel Maulpoix, voyageur occasionnel (dans le cadre de sa carrière de professeur des universités ou par insatiable curiosité du monde et de ses richesses sensibles), n’a publié aucun récit de voyage, et ne travaille pas ses carnets en vue d’une publication délibérée (contrairement à Titouan Lamazou, par exemple, artiste dont le site personnel peut être comparé à celui de J.-M. Maulpoix : https://www.titouanlamazou.com/ ), mais il expose sur son site quelques pages de ses carnets, fort dignes d’intérêt. On entre ainsi dans l’atelier d’un poète contemporain qui tire de ces carnets la matière de certains de ses recueils poétiques.

Qui est Jean-Michel Maulpoix ?

            Si l’on ne présente plus J.-M. Maulpoix aux étudiants et aux professeurs de lettres, il est de bonne méthode de commencer, pour nos lycéens, par une rapide recherche biographique qui leur permette de faire connaissance avec cet écrivain.

            On leur demandera, en guise d’activité préparatoire assez simple, de remplir une petite fiche d’identité du poète, en puisant les premières informations sur le site qu’ils fréquentent le plus spontanément lors de recherches documentaires, à savoir Wikipédia, qui comporte un article assez bref sur l’auteur. Les élèves y trouveront notamment la date et le lieu de naissance de J.-M. Maulpoix, un rapide résumé de sa carrière universitaire et de son engagement dans le monde du livre, une présentation succincte de son œuvre critique et surtout la liste (impressionnante) de ses livres publiés.

            On peut s’attendre à ce qu’une telle présentation paraisse aux élèves quelque peu anonyme et incomplète. On leur proposera alors de se rendre sur le site personnel de l’auteur, Jean-Michel Maulpoix & Cie (https://maulpoix.net/ ). On leur fera immédiatement remarquer la liste de rubriques qui se trouve sur la page d’accueil, et on les dirigera tout de suite sur la rubrique intitulée « Biographie », où l’on mènera une rapide observation :

  1. Quelles informations la rubrique biographique du site donne-t-elle sur J.-M. Maulpoix ?
  2. L’auteur fait précéder les trois paragraphes de sa « biographie » par une citation extraite de son livre L’Écrivain imaginaire (1994) : quel est l’intérêt de cette citation ?
  3. Parcourez, dans la colonne marginale de gauche, la « photobiographie » du poète.
  4. Pourquoi, selon vous, se présente-t-elle sous forme de questions-réponses ?
  5. Les photographies sont parfois les seules réponses fournies : pourquoi ?
  6. Relevez les marques d’autodérision et d’ironie que certaines images ou certains commentaires font apparaître, et expliquez-en le sens et l’intérêt.

Site ou blog ?

            Afin de sensibiliser les élèves à la réflexion (éthique et esthétique) qui préside à l’élaboration de pages Internet par un écrivain, on proposera ensuite aux élèves de s’interroger sur le genre (numérique) dont relève le travail en ligne de Jean-Michel Maulpoix : s’agit-il d’un site personnel ou d’un simple blog ?

            On éclaircira d’abord la différence entre les deux termes. Pour ce faire, on peut partir des pré-acquis des élèves eux-mêmes, qui indiqueront probablement assez aisément ce qui distingue un site (supposant une architecture élaborée, concertée, des pages web organisées par rubriques et des rubriques censées apporter des informations ou des « savoirs », au sens le plus large qui soit) et un blog (ensemble de billets – ou « posts » – publiés dans un ordre chronologique inverse, c’est-à-dire du plus récent au plus ancien, et se présentant sous la forme d’un journal de bord d’une personne, où domine l’expression de ses humeurs, des événements anecdotiques et des réactions spontanées qui rythment sa vie). Si les élèves peinent néanmoins à définir un blog, on peut leur demander de se référer à la définition simple du dictionnaire Le Robert (accessible à partir de la fonctionnalité de recherche sur le site du Robert : https://www.lerobert.com/ ).

            On demandera ensuite aux élèves de lire, sur le site de Jean-Michel Maulpoix, les notes (anciennes) intitulées « Ceci n’est pas un blog… » et « Parlons d’autre chose » (accessibles à partir de la rubrique « De l’époque »). Après cette courte lecture, on essaiera de dégager à l’oral ce qui justifie le rejet par l’auteur du modèle du blog : impression d’un bavardage soumis aux humeurs du blogueur comme à l’actualité ; oubli du travail nécessaire de l’écriture au profit d’une expression facile, qui manque de tenue ; refus des facilités de pensée et du sensationnalisme, etc.

            Les élèves identifient désormais nettement les pages web de Jean-Michel Maulpoix comme constituant un site personnel et non un blog ; on leur proposera de comprendre pourquoi et comment le poète s’est engagé dans l’élaboration d’un tel site, qu’il nourrit régulièrement depuis plus de vingt ans, parallèlement à son œuvre publiée. Pour cela, on peut, dans la même page « De l’époque… », se rendre sur la rubrique « Pourquoi ce site ? », qui mène à un texte intitulé « Website story », daté de décembre 2000. Quelques questions peuvent en accompagner la lecture :

  1. En quelle année J.-M. Maulpoix a-t-il créé son site ?
  2. Quel autre écrivain lui a inspiré l’envie de créer un tel site ?
  3. En quoi la création de ces pages web représentent-elle pour J.-M. Maulpoix une nouvelle aventure ou une nouvelle expérience dans sa carrière d’écrivain ?

On retiendra que J.-M. Maulpoix a lancé son site Internet en 1999, sous l’influence du romancier François Bon, pionnier majeur de la littérature en ligne avec son site Remue.net créé dès 1997. Pour le poète, cette création de site constitue une aventure nouvelle car d’une part elle se vit hors des circuits habituels du livre (pas d’éditeur, pas de vente, avec des textes lancés au hasard vers des lecteurs potentiellement situés à l’autre bout du monde…) et que d’autre part elle permet d’ouvrir une voie inédite au sein d’un monde littéraire qui, selon lui, s’isole, s’effrite et tombe en décrépitude…

            Au terme de cette première lecture, on incitera les élèves à relire, dans le même texte, la section intitulée « Réponses et parti-pris », et de dire comment l’auteur y justifie notamment la publication de pages de carnets inédits (il s’agit pour J.-M. Maulpoix de donner accès à la fabrique de ses livres, dans une démarche d’ouverture génétique, afin de « renforcer le livre » tout en le réinscrivant dans un contexte humain, vivant, existentiel). L’on introduit ainsi le travail sur les « carnets de route » du poète.

Qu’est-ce qu’un « carnet de route » selon J.-M. Maulpoix ?

            Le poète donne à lire, sur son site, certains extraits de ses ouvrages publiés. C’est le cas, en particulier, d’un intéressant texte, mi-poétique, mi-critique, intitulé « Poétique du carnet de route ». Ce texte, difficile pour les élèves, peut néanmoins faire l’objet d’une étude accompagnée par le professeur. Il est extrait du recueil Le Voyageur à son retour, initialement publié en 2016 et qui sera republié en format de poche en septembre 2020. Pour y accéder sur le site : http://www.maulpoix.net/poetiquecarnet.html .

            Le professeur gagnera à mettre en voix ce texte long, afin d’en faciliter la compréhension par les élèves. Puis, par petits groupes, les élèves pourront ensuite le relire et prendre le temps de noter les différents éléments qui définissent le genre du « carnet de route » selon J.-M. Maulpoix. Ils devraient ainsi pouvoir remarquer au moins quelques-uns des éléments suivants :

  • la matérialité même de l’objet « carnet », essentielle au genre, avec les préférences personnelles de format, de qualité de papier, de couverture, etc., et le rapport au corps que cela implique (mis dans la poche, il accompagne le marcheur ; la qualité du papier détermine une certaine « glisse » du stylo et donc une certaine aisance du mouvement de la main qui écrit…) ; on opposera cet objet à celui, plus volontiers sacralisé, du livre imprimé ;
  • sa vocation à porter un contenu inachevé, ébauché, esquissé, opposé à celui – achevé et abouti – de l’œuvre éditée ;
  • son caractère privé (puisque J.-M. Maulpoix ne destine pas a priori ses carnets à la publication) et donc la « conversation avec soi-même » qu’il permet ;
  • l’hétérogénéité des discours qu’il contient : anecdotes, notes sur le vif, réflexions personnelles, fragments autobiographiques, projets de livres (ainsi que – nous le verrons plus tard – des éléments non textuels : schémas, dessins) ;
  • ses différences avec le journal intime (rituel d’écriture dans un cadre familier, alors que le carnet de voyage s’écrit par à-coups dans le dépaysement) et avec le journal de voyage (texte abouti, construit selon une chronologie, alors que le carnet de route progresse par à-coups, en fonction des stimuli des découvertes et des rencontres, ou au gré du surgissement de souvenirs qui interfèrent avec les sensations éprouvées) ;
  • sa fonction transitionnelle, entre l’inconnu et le connu, l’Autre et soi, l’étrange et l’intime, voire entre l’idiome étranger et la langue maternelle, dans l’assimilation de la découverte ; à un autre niveau, son ouverture vers la poésie, sur laquelle insistent les trois derniers paragraphes du texte, puisque comme la poésie le carnet autorise et opère une sortie de soi à la rencontre de l’imprévu du monde, de la surprise, voire du nouveau (si l’on veut reprendre le mot de Baudelaire à la fin du « Voyage »).

Observer des manuscrits

            On proposera ensuite une activité moins théorique et sans doute plus passionnante pour les élèves : la découverte de quelques-unes des pages manuscrites des « carnets de route » de J.-M. Maulpoix reproduites sur son site. J’ai choisi de limiter ici l’activité aux carnets de voyage en Asie (Chine et Vietnam), mais le professeur pourra tout aussi bien, selon ses envies, se pencher davantage sur les pages consacrées au voyage à la Nouvelle-Orléans.

            Les pages des « carnets de route » à observer sont accessibles sur le site dans la section « Pages lyriques », à la rubrique « Carnets de route ». On laissera d’abord les élèves circuler librement d’une page à l’autre, on recueillera leurs premières réactions, avant de passer, si l’on en a le temps et l’envie, à une observation guidée un peu plus rigoureuse :

  1. Relevez quelques titres que le poète donne à des pages manuscrites qu’il reproduit : comment comprenez-vous ces titres ? Attisent-ils votre curiosité ? Pourquoi ?
  2. Sur ces pages de carnets, le texte est-il seul ? Si non, quels types d’images l’accompagnent ? Qu’est-ce qui motive le recours à ces représentations graphiques ?
  3. Comment le poète structure-t-il ses pages de carnets ? Quelles observations son écriture (au sens de graphie) suscite-t-elle ?
  4. Relevez quelques citations faites par le poète sur ces pages. Quels auteurs ou quels ouvrages cite-t-il ? Quel rôle ces citations jouent-elles ?

La question 3 laisse attendre quelques remarques importantes. La structuration des pages est assurée par divers moyens : numérotation des pages en haut, traits de séparation des « sections », quelques dates (encadrées), puces rondes et titres soulignés… On voit peu de ratures ou d’ajouts marginaux sur ces pages ; l’écriture, régulière, est d’une cursivité rapide, qui suggère une certaine hâte d’écrire les impressions et réflexions nées des différents moments du voyage, sur le vif.

            On pourra mener quelques investigations plus approfondies sur certaines de ces pages particulièrement intéressantes. Par exemple :

  1. Carnet du voyage en Chine d’avril 1998, p. 24-25 (intitulées « Un carnet de langue » dans le sommaire de la rubrique) :  quel lien peut-on faire entre le dessin de la guêpe et le texte ? À quoi le poète compare-t-il son carnet de route, à la page 24 ? Pourquoi ?
  2. Carnet du voyage en Chine d’avril 1998, p. 18-19 (intitulées « Le pays des portes… ») : quels sont les indices (stylistiques) de la prise de notes rapide ? Quel intérêt recouvrent les bribes de récits, les anecdotes racontées ? Quel commentaire le poète fait-il des dessins de ces pages ?
  3. Carnet du voyage en Chine d’avril 1998, p. 20-21 (intitulées « Plume et pinceau ») : quel effet de mise en page ces pages créent-elles ? Que pensez-vous du dessin ? Comment le dernier paragraphe de la page 21 éclaire-t-il ce dessin ?

Du carnet au poème

Pour finir cette séquence de travail, on s’interrogera sur les éventuels échanges entre le « carnet de route » et l’œuvre publiée. Pour cela, on commencera par faire observer un extrait du carnet du voyage au Vietnam effectué par J.-M. Maulpoix avec le poète Claude Esteban, p. 26-27 (accès : http://www.maulpoix.net/carnetvietb.html ou dans « Pages lyriques », rubrique « Manuscrits et carnets ») :

Sur ces pages consacrées à la célèbre baie d’Halong, quels indices témoignent d’un début de travail d’écriture poétique ?

On remarquera en particulier le travail sur le vocabulaire (de registre parfois soutenu), sur les énumérations (porteuses d’effets de rythme syntaxique assez marqués), la tendance à la célébration (le lien entre le paysage et le divin, qui renvoie tendanciellement au genre de l’ode) et les métaphores (telle « le tissu de la mer »).

            On pourra inviter ensuite les élèves à découvrir un extrait d’un livre de prose poétique publié en 2002 (Chutes de pluie fine), inspiré par ce voyage au Vietnam : http://www.maulpoix.net/vietnam.htm. Ce texte – un peu difficile – peut néanmoins offrir l’occasion d’un entraînement succinct à l’exercice du commentaire, avec l’aide du professeur. Nous suggérons ci-dessous quelques questions d’analyse possibles.

  1. Quels éléments du texte pourraient l’apparenter au genre du « carnet de route » ou trouver leur origine dans un tel carnet ?
  2. Par quels procédés le texte manifeste-t-il sa dimension poétique ?

La question 1 peut permettre de relever quelques éléments simples : le choix de la prose, la séparation de « sections » par une série de trois astérisques alignés, l’abondance de notations concrètes voire triviales (vitesses, températures, mots du quotidien comme « moto-scooters » ou « skaï »). La question 2 amènera sans doute de la part des élèves des observations assez nombreuses d’ordre rhétorique : comparaisons, énumérations, métaphores (« grappes d’enfants », « bouillon de la vie »), paronomases (« boues » / « trous » ; « Rivière ou rizière »). On y ajoutera des considérations liées à l’énonciation (emploi du présent, du pronom indéfini « on » qui supplante largement le « je » initial) et au lexique (renvois aux cinq sens). On pourra enfin commenter les saisissantes formules en raccourci : « Le monde fait à la main », « il semble ainsi que vivre soit affaire de méticulosité ».

            Espérons qu’un tel travail aura plusieurs vertus : rajeunir un peu l’image poussiéreuse de la littérature par la circulation au sein d’un site Internet et la rencontre d’un grand auteur d’aujourd’hui, décloisonner les genres littéraires par les échanges entre « carnet de route », récit de voyage et poésie, mais aussi faire prendre conscience des exigences de l’écriture littéraire jusque sur Internet en ces temps de banalisation et d’appauvrissement médiatiques du « langage, vieille bourrique / […] / [Dont l’] avenir est chimérique / Pour le spectre du numérique / Qui l’épie à tous les tournants », comme l’écrit récemment le poète Jacques Réda (Quel avenir pour la cavalerie ? Une histoire naturelle du vers français, Buchet-Chastel, 2019, p. 215), dont J.-M. Maulpoix est l’un des grands spécialistes.

Pour aller plus loin…

Dans une perspective différente (concernant plutôt le rapport du site Internet au texte biographique et à la représentation de l’écrivain au travail), Oriane Deseilligny (Université Paris 13) a également analysé le site de Jean-Michel Maulpoix :

Oriane Deseilligny, « Maulpoix.net : dans l’intimité de l’écriture poétique », Genesis, 32 | 2011, 117-126.

Cet article a été mis en ligne le 6 mars 2013 et se trouve désormais consultable sur Internet aux adresses suivantes :

URL : http://journals.openedition.org/genesis/496

DOI : https://doi.org/10.4000/genesis.496

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