Le programme de 1re propose de faire étudier aux élèves les deux Essais de Montaigne, « Des cannibales » et « Des coches » autour du thème de la découverte d’un nouveau monde. Il les invite à exploiter les témoignages du XVIe siècle sur les premières confrontations entre les Européens et les Indiens d’Amérique. Celles-ci fournissent en effet, aux auteurs de cette époque, de nombreux sujets de réflexion et d’étonnement tant le choc de la rencontre fut grand. Elles en feraient presque oublier qu’à la même période, parce que les navigateurs se sont aventurés sur des mers inconnues, on découvre à nouveau l’Extrême-Orient.

Certes, Marco Polo a rapporté ses seize années passées auprès du Grand Khan (la Chine est en effet, alors, sous domination mongole et n’a plus d’empereur Han) dans son Livre des merveilles du monde, mais les vérités s’y mêlent aux légendes et, en outre, le voyage accompli par le célèbre Italien ne fera pas beaucoup d’émules parmi les Européens. Il faut ainsi attendre l’expansion portugaise vers l’Amérique pour que l’on s’aventure par voie maritime vers l’Asie. Or, le Portugal trouve aussi vers l’est de quoi nourrir ses ambitions.

Dès 1510, les Portugais prennent Goa ; en 1511, Malacca ; en 1513, les Moluques. La frénésie de conquête portugaise sera contenue aux portes de la Chine, qui tient à conserver sa souveraineté et refuse toute ambassade étrangère, d’autant qu’elle a fort à faire pour lutter contre le fléau des « wokou », « pirates japonais » parmi lesquels, d’ailleurs, ne se trouvent pas que des Japonais. C’est justement parce que les Portugais ont utilisé leur artillerie lourde contre les pirates qui menacent les côtes chinoises que le Portugal reçoit en remerciement la presqu’île de Macao en 1557.

Établis à Macao, les Portugais guettent depuis leur pied-à-terre chinois le moyen de créer des échanges avec l’Empire. Celui-ci fascine par son gigantisme (à cette époque, ses frontières sont plus étendues encore qu’aujourd’hui) et on fantasme volontiers autour des richesses que l’on peut y trouver. Les Portugais sont d’autant plus déterminés à se faire une place que la concurrence est rude : les Anglais et les Hollandais sont en tête de la conquête du continent asiatique.

Mais rares sont les hommes qui parviennent à séjourner en Chine. Au mieux, ils ont le droit de se rendre à la foire de Canton, mais sitôt les affaires conclues, ils sont sommés de rentrer à Macao. Seuls quelques-uns, dont une majorité de jésuites, parviennent à s’installer durablement dans le pays pour tenter de convertir quelques Chinois au catholicisme. Ainsi, l’Italien Matteo Ricci obtient l’autorisation de séjourner à Pékin en 1601, et même celle d’y avoir sa sépulture. Or, il fascine les Chinois moins par ses discours sur l’Évangile que par sa maîtrise des sciences et sa connaissance des horloges. Aujourd’hui encore, on considère que son voyage a eu un retentissement primordial dans le lien qui s’est établi entre Chinois et Européens à partir de cette période.

Si l’on retient le plus souvent les témoignages laudatifs de Matteo Ricci à l’égard de l’Empire du Milieu, d’autres, moins connus, rapportent des expériences moins heureuses. Il en est ainsi du père jésuite Adriano de las Cortes dont la Relation, traduite en français par Pascale Girard et Juliette Monbeig, est publiée aux éditions Chandeigne en 2001 sous le titre Le Voyage en Chine d’Adriano de las Cortes s.j. (1625). Cette édition, très riche en notes et documentations, reprend le texte de Las Cortes dont le navire, chargé de le mener de Manille à Macao pour une mission diplomatique, fait naufrage sur la côte chinoise, à l’est de Canton. Après les affres du naufrage, les survivants sont faits prisonniers par des Chinois cupides qui cherchent avant tout à profiter des quelques richesses qui se sont échouées sur la côte. Les prisonniers subissent aussitôt des mauvais traitements, et quelques hommes seront purement et simplement exécutés. Las Cortes décrit les malheurs vécus, les conditions extrêmes dans lesquelles lui et ses compagnons séjournent en Chine, mais aussi les mœurs et usages de la population à la manière d’un véritable ethnologue. Il s’étonne ainsi des nombreuses pratiques qui vont contribuer à alimenter l’imaginaire européen sur la façon de vivre des Chinois.

Comme dans les relations de voyage faites par André Thevet et Jean de Léry qui découvrent le continent américain, le texte de las Cortes reprend certains passages obligés du genre : on y retrouve notamment la description des fruits, des légumes, des habitats, des mœurs, des moyens de locomotion, des pratiques religieuses.

Prisonnier dans de mauvaises conditions, Adriano de las Cortes fréquente essentiellement la Chine du peuple, dont il constate qu’elle est assez pauvre et se nourrit difficilement. Certaines habitudes alimentaires suscitent l’interrogation : ainsi, alors que Las Cortes et ses compagnons de fortune souffrent de la soif, ils ne comprennent pas pourquoi on leur sert toujours une eau chaude dont ils ne veulent pas. Le riz mal cuit constitue l’essentiel des repas, accompagné de quelques légumes en saumure. Rares sont les morceaux de viande, mais la consommation de chiens ne laisse pas de susciter des réflexions. « Avant de les tuer, même s’ils ne sont pas bien gros, ils les améliorent d’abord en les gardant deux jours sans les nourrir. Avec cela, quand ils sont encore en vie, ils ne les égorgent ni ne leur retirent une goutte de sang mais ils les tuent à coups de bâton et disent qu’ainsi ils sont plus savoureux, plus tendres et bénéfiques contre les fluxions. Ils ne les écorchent pas […] ne voulant pas se priver de manger même leur peau. » (Le Voyage en Chine d’Adriano de las Cortes, p. 82)

Malgré les conditions difficiles dans lesquelles Las Cortes est maintenu prisonnier, ce dernier conserve sa capacité à observer ce qui l’entoure. Il remarque ainsi les vêtements portés par les Chinois et s’étonne de la pratique des pieds bandés, qui se maintiendra jusqu’au début du xxe siècle. « On remarque que les femmes ont les pieds entourés de bandes très serrées. Leurs souliers se distinguent également par leur forme de petites barques dont le bout se relève comme l’éperon d’un navire […]. » (op. cit., p. 73)

Il aura aussi l’occasion de constater de près le fonctionnement de la justice et le comportement des mandarins puisque lui et ses compagnons se trouvent au cœur d’un procès qui cherche à déterminer quels sont ceux qui se sont emparés des richesses sauvées du naufrage. Le système de châtiment impressionne beaucoup l’Européen : « Pour certains délits graves, ils ont aussi coutume de condamner le délinquant à porter autour du cou un genre particulier de cep de torture fait de très grosses et lourdes planches clouées les unes aux autres ; la planche est si longue et si large qu’une fois la tête passée dans le trou ménagé au milieu, il est impossible au patient d’atteindre sa bouche avec sa main. Ils leur passent donc ces cangues et les font rester debout sans qu’ils puissent s’asseoir. Ceux qui sont condamnés à ce supplice ne parviennent jamais à vivre plus d’un mois ou deux. » (op. cit., p. 143)

Adriano de las Cortes rapporte aussi les différences qui existent entre les systèmes d’écriture européen et chinois, mais n’hésite pas, parfois, à porter un regard supérieur sur ce qu’il découvre : « À la vérité, nous n’avons pas à les envier, ni pour la forme ni pour la beauté de leurs lettres, ni pour leur encrier, l’encre, le pinceau et le papier. C’est plutôt eux qui nous envient notre manière d’écrire et nos caractères […]. » (op. cit., p. 192)

On trouve aussi, à la fin de l’ouvrage, de très nombreuses planches de dessins qui donnent à voir, avec beaucoup de détails et d’exactitude, les vêtements, les coiffes, les moyens de transport et les attitudes des Chinois de l’époque.

Le Voyage en Chine d’Adriano de las Cortes constitue ainsi une ouverture au parcours de textes que l’on peut proposer sur la découverte du continent américain. Outre l’intérêt ethnologique qu’il présente, il a le mérite de rappeler que la confrontation de l’Europe avec l’Autre ne s’est pas réduite aux seuls Indiens d’Amérique et que les Européens se sont aussi lancés à la conquête de l’Est.

Source de l’illustration : Matteo Ricci et son ami mandarin, Xu Guangqi. X

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3 commentaires

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  1. Merci pour cette proposition. Ce travail peut également être mené en spécialité Humanités Littérature et Philosophie puisqu’il s’agit de réfléchir aux « Représentations du monde ».

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