Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault, inventeurs d’un « théâtre du corps » qui vise à conquérir tous les publics ont voulu faire de Lorenzaccio un spectacle chorégraphique et musical accessible à tous sans pour autant trahir la pièce de Musset.

L’action est resserrée pour donner à la représentation, enrichie de moments dansés, une durée de trois heures. Ce resserrement implique des sacrifices, notamment en réduisant le rôle de Philippe Pozzi, qui perd l’essentiel de sa dimension politique, en supprimant la scène où le mari de la marquise Cibo lui pardonne son aventure avec le duc, et en renonçant aux scènes où est représenté le peuple de Florence.

Mais ces coupes ont été pensées pour obtenir davantage d’intensité dramatique et la pièce est respectée dans son texte, son rythme, ses personnages, sa portée politique et morale. Il est donc tout à fait possible de présenter ce spectacle à des élèves qui étudient Lorenzaccio et de les faire réfléchir non seulement à la représentation mais aussi aux choix des metteurs et scène de conserver ou de supprimer tel ou tel élément du texte.

L’idée de proposer une interprétation de la pièce par les corps est justifiée : ils sont là, présents dans le texte de Musset, où les rapports de pouvoir passent souvent par eux. Le corps de Lorenzo est fréquemment décrit par les autres personnages : usé, précocement vieilli, il est l’image de la dépravation et de la déchéance du héros. Le duc, incarnation du pouvoir tyrannique, ne cesse de manifester son appétit sexuel, sa brutalité, sa jouissance dans l’exercice de la violence ; la marquise s’avoue séduite par cette brutalité même ; les jeunes gens sont pleins d’une force qui les pousse à s’affronter.

Par ailleurs les personnages évoquent leurs propres corps : Lorenzo déplore sa beauté et sa force perdues, Philippe se plaint de sa vieillesse, le duc se proclame invincible tout en vivant protégé jour et nuit par une cuirasse, la marquise imagine sa pureté profanée par le duc. L’évocation de la débauche et du crime est constante. Le cardinal s’insinue jusque dans le boudoir de la marquise pour lui conseiller l’adultère. Dans la scène où Lorenzo met en scène son futur crime, qu’il évoque comme le jour de ses noces, il imagine et met en scène la place, les gestes, les attitudes des deux corps, il les danse presque. Et le choix des metteurs en scène de faire de la scène du crime à la fois un rite sacrificiel et une étreinte est parfaitement justifié. C’est également au service du texte qu’ont été imaginés les moyens de cette mise en scène.

La scénographie est sobre, recourant à quelques objets symboliques comme le trône d’Alexandre, la table de la réunion des conjurés républicains, le lit de la marquise. Le travail du peintre Tebaldeo est figuré par un encadrement vide et lumineux que se passent les personnages ; belle idée qui contribue, avec des éléments de mime dansé, à animer la scène.

La mise en place des lieux de la pièce repose essentiellement sur des projections : façade du château de Grignan (pour lequel la mise en scène a été conçue) évoquant le pouvoir du duc mais pouvant aussi par sa structure figurer les façades de Florence la nuit, et même une bibliothèque ; portrait du pape Innocent X par Vélasquez, dont l’image se brouille et se liquéfie pour rappeler l’interprétation que Bacon en a donnée ; vision nocturne des rues de Florence et du cimetière où Philippe enterre sa fille empoisonnée.

La tonalité des scènes est figurée par des changements de lumière qui, utilisées sans excès, sont au service de la compréhension du texte et de ses enjeux.

Car l’essentiel de l’intérêt de ce spectacle est ailleurs : dans l’interprétation du texte par les voix et les corps. Chaque scène est précédée ou suivie d’un moment de danse qui peut avoir plusieurs rôles dramatiques. Il s’agit d’abord de donner à voir au spectateur dans la gestuelle de chaque personnage ce qui constitue son thème dominant, son essence individuelle. Ainsi la marquise (interprétée par Marie-Claude Pietragalla) est-elle caractérisée par un tournoiement constant qui la montre dans son enfermement moral : prise entre le désir de devenir la maîtresse du duc et ses scrupules d’honnête femme. Ses bras levés et tournoyants miment à la fois une imploration et un désir.
Lorenzaccio, magistralement interprété par Julien Derouault est le mouvement même : ondoyant, léger, fébrile, insaisissable. Le duc que joue Abdel Rahym Madi n’est pas moins étonnant. Son intensité et la beauté acrobatique de sa danse donnent au personnage d’Alexandre une séduction que le rôle dans la pièce lui accorde peu et qui a le mérite de mettre en relief l’ambiguïté de sa relation avec Lorenzo.
Le caractère du cardinal est inscrit dans ses déplacements : vêtu d’une longue jupe rouge qui dissimule ses pieds, il se meut sur des roulettes invisibles d’un point à l’autre de l’espace, s’insinuant dans la conscience de la marquise.
La danse est donc parfois tout à fait autonome mais elle peut être aussi à la limite du mime et accompagner la parole des personnages. Lorenzo, tout en disant son texte, fait comprendre ses hésitations, ses revirements, par des gestes. Le duc emplit l’espace de sa stature et de ses déplacements conquérants. A contrario, l’immobilité de Philippe et de la mère de Lorenzo signifie leur impuissance.
Ainsi l’idée de danser Lorenzaccio apparaît légitime et sa réalisation scénique, convaincante.

La difficulté véritable réside dans la capacité des interprètes à être autant acteurs que danseurs.
Pour les rôles masculins, c’est une réussite totale : Julien Derouault et Abdel-Rahym Madi sont époustouflants d’énergie et de sensibilité. Ils peuvent danser dans une totale présence du corps et dans la seconde qui suit, dire des répliques complexes, parfois dans une position peu favorable à la sortie de la voix, sans qu’on perde les nuances du sens ni l’intensité du texte. Le cardinal, dont la gestuelle est plus réduite puisqu’il s’agit de montrer un pouvoir de l’ombre, est également parfait, tout comme les jeunes gens de Florence, dont l’énergie électrise les mouvements de groupe.
Pour le rôle de la marquise, on est moins convaincu : la danseuse est parfaite mais l’actrice ne réussit pas vraiment à interpréter le texte et à en faire saisir la complexité. Il manque un travail sur les nuances pour faire comprendre ce personnage de femme, à la fois fort et faible, décidé et inquiet, qui se défend contre les ruses du cardinal.
Le projet de rendre Lorenzaccio accessible à tous les publics est légitime. Le pari est-il gagné ? Les réactions des spectateurs avant l’entracte semblaient montrer que peu d’entre eux connaissaient la pièce et que beaucoup peinaient à se repérer dans cette intrigue complexe. Cependant la fin, plus resserrée, centrée sur l’assassinat du duc et ses suites, a emporté l’adhésion de la salle et a permis un accès à l’œuvre.
Avec une classe initiée au contenu de la pièce, il est certain que cette représentation doit susciter adhésion, réactions et réflexions : les élèves peuvent être sensibles à la présence des corps, à la beauté de la danse, à l’interprétation à la fois juste et intense des acteurs. Les amener à une réflexion sur le choix de la danse est un moyen de les faire exercer sur le texte leurs capacités de critique et de formulation.

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