Alors que les védutistes du XVIIIe siècle comme Canaletto ou Guardi rendaient hommage par leurs vues de Venise à la beauté de la cité des Doges, Banksy, avec une performance in situ et une vidéo postée sur instagram qui cumule des millions de vues, s’inscrit aujourd’hui de façon provocatrice et ironique dans leur filiation pour proposer une vision sans concession de la Venise contemporaine visant ainsi à dénoncer notamment le tourisme de masse qui fait courir à la ville et à sa lagune les plus grands périls. Le geste de l’artiste, replacé dans l’histoire des représentations de la Sérénissime se révèle constituer un dispositif particulièrement fécond pour favoriser l’appropriation personnelle d’une culture artistique et littéraire et la réflexion des élèves sur le monde qui les entoure.
Une veduta critique in situ
Un stand pliable désuet, comparable à celui des dizaines de peintres qui s’installent sur la place Saint-Marc à Venise et qui vendent leurs œuvres aux touristes émerveillés par la beauté de la ville, un artiste de rue, ou plutôt son personnage, installé sur une chaise pliante, lisant le journal à l’ombre décalée d’un parasol bleu et blanc, support publicitaire pour la coupe du monde de football 2014 au Brésil.
Un cadre vide posé au sol, un titre, Venice in oil, des cartons, des pinceaux, une palette.
Enfin, neuf toiles encadrées de formats divers, suspendues à une structure en bois pliable, composent la vue fragmentée façon puzzle d’un bateau de croisière immense et massif. Renversant les gondoliers par le remous qu’il provoque, ce paquebot géant masque de plus les beautés architecturales de la cité représentées à la manière de Canaletto et déstructure la géographie des centres d’intérêt touristiques vénitiens comme les clochers, le pont du Rialto, la place Saint-Marc, le Campanile, la basilique San Giorgio.
La densité du dispositif imaginé par le street artist Banksy a déjà fait couler beaucoup d’encre dans de nombreux médias car la performance bouscule l’image habituellement associée à la beauté de l’architecture vénitienne et à la richesse de son patrimoine pictural. L’œuvre éphémère ainsi créée oriente en effet la réception en développant un discours critique implicite assez transparent : il s’agirait de dénoncer les effets d’un tourisme de masse qui fait affluer à Venise près de 30 millions de visiteurs chaque année et de mettre ainsi en évidence les nombreux périls que fait courir la circulation de monstrueux paquebots dans la lagune et sur le canal de la Giudecca, comme la fragilisation de la structure des monuments bâtis sur pilotis. Le titre Venice in oil jouant sur le double sens des mots semble enfin appeler à la prise de conscience du danger qui pèse sur l’écosystème fragile de la lagune vénitienne et qui contribue ainsi à entretenir le spectre d’une décadence de la cité et de sa disparition prochaine.
Banksy a de plus publié sur son compte instagram une vidéo (/https://www.instagram.com/p/BxxOKYflVSl/), sorte de reportage qui débute à la manière d’une carte postale vénitienne, puis qui révèle un certain envers du décor : on y voit notamment le personnage d’un artiste conduit par des policiers à évacuer les lieux puisqu’à la différence des peintres qui l’entourent, il ne possède aucune autorisation pour exposer sur la place Saint-Marc. Alors que le personnage mis en scène dans cette vidéo quitte peu à peu l’écran, l’image d’un immense bateau de croisière, sorte de monstre des mers, s’impose triomphalement. Banksy accompagne cette vidéo d’un message à destination de l’organisation de la biennale de Venise interrogeant sur le fait qu’il n’y a jamais été invité, et met ainsi en évidence la place singulière qu’il occupe dans le paysage artistique contemporain et sa science de l’usage des médias.
Quelques jours après la performance du street artist, le 2 juin 2019, le « spectacle » filmé de l’accident réel d’un immense navire de croisière raclant sur plusieurs dizaines de mètres l’un des quais de la ville puis percutant un bateau de tourisme sur le canal de la Giudecca, confère à l’événement une profondeur étonnante puisque l’histoire de l’art, le fait divers, la critique sociale, l’actualité politique et économique coïncident ainsi de façon saisissante.
Le détournement d’une tradition picturale et touristique
Il semble intéressant de proposer aux élèves des activités de recherches pour mettre en évidence la façon dont Banksy s’inscrit dans une tradition qu’il semble renouveler : celle des vedute, ces tableaux représentant des vues urbaines qui à leur origine rendent hommage aux beautés architecturales d’une ville et de son site et qui connurent leur apogée au XVIIIe siècle à la suite de Lucas Carlevarijs, mais aussi et surtout de Canaletto et Guardi. En effet, la formidable vogue du védutisme trouve l’une de ses origines dans le Grand Tour : les voyageurs aisés qui souhaitent par exemple emporter un souvenir fidèle de Venise pour prolonger leurs impressions, rencontrent alors le goût des grands commanditaires vénitiens, fiers de la puissance de leur cité et contribuent au succès de ces toiles. Les peintres esquissent alors en extérieur leur motif puis le reprennent en atelier. Au XVIIIe siècle, ils utilisent par exemple, bien avant l’invention de la photographie, la camera obscura. Les peintres de la place Saint-Marc qui vendent aujourd’hui leurs vues de Venise seraient comme les descendants très éloignés de ces ancêtres illustres et Banksy, une sorte d’héritier.
Chaque peintre védutiste vénitien s’appropriait différemment les grands principes du genre comme la fidélité au décor observé, l’idéalisation de la grandeur vénitienne, la présence de personnages pittoresques, ou encore l’alliance de la minutie à des jeux suggestifs et poétiques avec la lumière. Banksy s’approprie lui aussi ces grands principes mais, en reproduisant le style de Canaletto, qu’il pastiche, il développe d’abord un geste critique : proposant une vision précise et, d’une certaine façon, fidèle de la ville, son œuvre représente de manière ironique le paysage urbain vénitien actuel, dont la beauté est fragmentée par l’apparition d’immenses paquebots touristiques qui viennent de plus briser l’imaginaire pictural traditionnel de la Sérénissime. L’occasion peut ainsi être donnée aux élèves de mener une réflexion sur les évolutions, les ruptures, le jeu des références et des continuités dans l’histoire de la représentation de Venise et du défi qu’elle lance à la peinture en situant le geste du street artist dans une histoire plus vaste. Le parcours culturel et artistique du troisième chapitre de la partie consacrée au roman et au récit dans le manuel unique Passeurs de textes 1repropose par exemple plusieurs jalons pour construire avec eux cette histoire.
La Venise littéraire, entre grandeur et décadences
L’installation de Banksy met en évidence l’idée d’une décadence de Venise liée au tourisme de masse et peut aussi contribuer à problématiser un parcours culturel et artistique consacré aux différentes représentations de Venise dans la littérature qui viendrait alimenter une réflexion sur le regard éloigné ou sur l’ethos de l’écrivain voyageur afin de favoriser l’appropriation d’une culture littéraire contextualisée.
Avec ses grandes cérémonies, le carnaval, ses masques, ses joueurs, ses théâtres, ses comédiens et la musique des opéras, Venise incarna par exemple un art de vivre où le spectacle de fêtes fastueuses et raffinées tenait un rôle majeur. À la fin du XVIIIe siècle, les Vénitiens trouvaient dans cet art une façon d’entretenir l’illusion de leur gloire. Byron définit encore Venise comme « l’aimable rendez-vous de tous les plaisirs, la ville la plus gaie de la terre, le carnaval de l’Italie » (Le Pèlerinage de Childe Harold, chant IV, 1812-1818). Casanova dans Histoire de ma vie propose ainsi le récit très rythmé d’une soirée passée avec une maîtresse anonyme. Gondoles, masques, opéra, casino…, il n’oublie aucun des lieux communs de la nuit vénitienne :
À deux heures précises j’ai vu M. M. sortir de la gondole habillée et très bien masquée en dame. Nous allâmes à l’opéra S. Samuel, et à la fin du second ballet nous sommes allés au ridotto1, où elle se plut beaucoup à regarder toutes les dames patriciennes2, qui en force de leur qualité, ont le privilège de pouvoir s’asseoir à visage découvert. […]Après nous être promenés une demi-heure nous allâmes à la chambre des grands banquiers. Elle s’arrêta devant la banque3 du seigneur Momolo Mocenigo, qui dans ce temps-là était le plus beau de tous les jeunes joueurs patriciens. N’ayant point de jeu, il se tenait nonchalamment assis devant deux mille sequins, la tête penchée vers l’oreille d’un masque dame assis à son côté. C’était Mme Marine Pisani, dont il était le chevalier adorateur. […].
Elle s’arrête devant la banque du seigneur Pierre Marcello, jeune et charmant aussi, qui avait à son côté Mme Venier, sœur du seigneur Momolo. Elle joue, et elle perd cinq rouleaux de suite. N’ayant plus d’argent, elle prend hors de ma poche, où j’avais les quatre cents sequins, l’or à poignée, et en quatre ou cinq tailles, elle réduit la banque à l’agonie. Elle quitte, et le noble banquier lui fait compliment sur son bonheur. Après avoir empoché tout cet or, je lui donne mon bras, et nous descendons pour aller souper. M’étant aperçu que quelques curieux nous suivaient, j’ai pris une gondole de trajet, que j’ai fait arriver où j’ai voulu. Par ce moyen on échappe à Venise à tous les curieux. […]
Réfléchissant que nous n’avions devant nous que trois heures je l’ai sollicitée à se déshabiller.
Casanova, Histoire de ma vie – Volume 4 – Chapitre V (1789-1798)
Au début du XIXe siècle, la République aristocratique de Venise chute à la suite des conquêtes napoléoniennes, puis passe sous la domination autrichienne. Au cœur même de son agonie politique, économique et diplomatique, la Sérénissime continue de voir affluer voyageurs, écrivains et artistes. Chateaubriand et les romantiques trouvent ainsi dans le déclin et le destin de la ville l’occasion d’une rêverie mélancolique et nostalgique :
Venise ! nos destins ont été pareils ! mes songes s’évanouissent, à mesure que vos palais s’écroulent : les heures de mon printemps se sont noircies, comme les arabesques dont le faîte de vos monuments est orné. Mais vous périssez à votre insu ; moi, je sais mes ruines ; votre ciel voluptueux, la vénusté des flots qui vous lavent, me trouvent aussi sensible que je le fus jamais. Inutilement je vieillis ; je rêve encore mille chimères. L’énergie de ma nature s’est resserrée au fond de mon cœur ; les ans au lieu de m’assagir, n’ont réussi qu’à chasser ma jeunesse extérieure, à la faire rentrer dans mon sein. Quelles caresses l’attireront maintenant au dehors, pour l’empêcher de m’étouffer ? Quelle rosée descendra sur moi ? Quelle brise émanée des fleurs me pénétrera de sa tiède haleine ? Le vent qui souffle sur une tête à demi dépouillée, ne vient d’aucun rivage heureux !
François-René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Quatrième partie, livre VII, 18.
Venise occupe également une place importante dans la réflexion que développe Marcel Proust sur les relations entre l’art, la mémoire et l’écriture dans À la recherche du temps perdu. Il y célèbre ainsi la beauté de Venise dans un voyage mémoriel entremêlant les lieux, la description picturale de la lumière et celle des couleurs :
Quand à dix heures du matin on venait ouvrir mes volets, je voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenait en resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l’Ange d’or du campanile de Saint Marc. Rutilant d’un soleil qui le rendait presque impossible à fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais une demi-heure plus tard sur la Piazzetta, une promesse de joie plus certaine que celle qu’il put être jadis chargé d’annoncer aux hommes de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui, tant que j’étais couché, mais comme le monde n’est qu’un vaste cadran solaire ou seul un segment ensoleillé nous permet de voir l’heure qu’il est, dès le premier matin je pensai aux boutiques de Combray, sur la place de l’église, qui le dimanche étaient sur le point de fermer quand j’arrivais à la messe, tandis que la paille du marché sentait fort sous le soleil déjà chaud. Mais, dès le second jour, ce que je vis en m’éveillant, ce pourquoi je me levai, ce furent les impressions de la première sortie à Venise, à Venise où la vie quotidienne n’était pas moins réelle qu’à Combray : comme à Combray le dimanche matin, on avait bien le plaisir de descendre dans une rue en fête, mais cette rue était toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d’une couleur si résistante que mes yeux fatigués pouvaient, pour se détendre et sans craindre qu’elle fléchît, y appuyer leurs regards. Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l’Oiseau, dans cette nouvelle ville aussi les habitants sortaient bien des maisons alignées l’une à côté de l’autre dans la grand’rue ; mais ce rôle de maison projetant un peu d’ombre à leurs pieds était, à Venise, confié à des palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels la tête d’un dieu barbu avait pour résultat de rendre plus foncé par son reflet, non le brun du sol mais le bleu splendide de l’eau.
Marcel Proust, Albertine disparue [1925]
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la cité vénitienne constitue encore un défi littéraire : Paul Morand, académicien très controversé, écrit dans sa dernière chronique de voyage : « les canaux de Venise sont noirs comme l’encre; c’est l’encre de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Barrès, de Proust ; y tremper sa plume est plus qu’un devoir de Français, un devoir tout court » (Venises, 1971). Face au tourisme de masse et au comportement des millions de visiteurs consommateurs déversés dans la ville, l’écriture contemporaine s’interroge aussi sur la possibilité d’une expression personnelle.
Les écritures de Venise voient ainsi s’affronter deux visions, parfois dans l’œuvre d’un même écrivain : Venise comme ville posthume, agonisante et submersible, Venise comme ville libérée, lumière éternelle et beauté immémoriale. L’œuvre de Banksy semble pouvoir s’inscrire dans cette double perspective.
Un diptyque engagé ?
La découverte sur les murs délabrés d’une maison vénitienne d’un graffiti attribué à Banksy (qui aurait confirmé en être l’auteur) vient prolonger la réflexion critique développée par l’artiste. Réalisé juste au-dessus du niveau de l’eau, il représente en noir et blanc un enfant équipé d’un gilet de sauvetage qui brandit une fusée de détresse d’où s’échappe une fumée rose. Le graffiti pourrait ainsi constituer avec la performance de la place Saint-Marc une sorte de diptyque politique visant à critiquer la juxtaposition de deux réalités contradictoires : le désastre édifiant des navires du tourisme de masse et l’interdiction imposée aux navires de migrants d’accoster sur les rives italiennes.
Différentes activités de groupes menées en collaboration avec les professeur.e.s documentalistes pourraient enfin permettre de prolonger le travail sur la Venise de Banksy, et d’accompagner les élèves dans la formation de leur esprit critique par la maîtrise de la réflexion dialectique et de l’écriture de l’essai ou de la dissertation, en suscitant par exemple un questionnement sur la place de l’artiste dans la société ou le rôle du regard éclairé qu’il porte sur le monde. Les nombreuses fiches méthodes des manuels de la collection Passeurs de textes peuvent servir de points d’appui pour élaborer ces activités variées : revue de presse sur l’événement « Banksy à Venise » ; recherche puis contraction d’un texte argumentatif sur la question de l’accueil des migrants en Méditerranée ou sur les dérives du tourisme de masse à travers le monde ; exposés oraux et débats sur Banksy, son usage des médias et sur le street art pour alimenter différents écrits d’appropriation comme la rédaction d’une interview imaginaire, d’un discours, d’un poème inspiré de l’une des œuvres ou d’un paragraphe argumenté illustré d’exemples.